L'Affaire Le Batelier

(Réponse aux questions de Témoignage chrétien, septembre 1997)

 

1. Pour notre Université comme pour toute autre Université financée par les pouvoirs publics, il importe que nominations et promotions se fassent en fonction des capacités pédagogiques et scientifiques des candidats, sans égard pour leurs pratiques et convictions religieuses, qui relèvent de leur vie privée.

2. Pour notre Université comme pour les autres Universités de Belgique, il importe d'établir des liens solides avec la deuxième communauté religieuse du pays, notammant en accueillant pleinement en son sein des chercheurs et professeurs musulmans ayant les qualifications requises, leur offrant ainsi un milieu dans lequel ils pourront se confronter aux exigences d'un échange intellectuel sans préjugés mais sans complaisance.

La position décrite par ces deux propositions n'a pas toujours été celle de l'UCL, mais je suis convaincu qu'aujourd'hui elle doit l'être et je ne doute pas qu'elle le soit. Du double point de vue ainsi décrit, la nomination de Jean Michot, chercheur internationalement réputé et membre éminent de la Communauté musulmane de Belgique, était pour l'Université un choix évident et même une grande chance. Se priver aujourd'hui de ses services suite à la publication sous pseudonyme de l'opuscule sur "Le statut des moines" représenterait de ce fait une perte considérable. L'atteinte que cet opuscule pourrait porter au renom moral de l'UCL la justifie-t-elle?

D'une manière convaincante pour le profane que je suis, l'opuscule défend deux thèses: 1. On peut trouver dans la tradition musulmane une justification canonique de l'assassinat des moines de Tibéhirine. 2. Ceux-ci portent une part de responsabilité dans leur propre mort.

De la première de ces thèses, la plus importante et la plus amplement argumentée, l'auteur ne conclut pas que l'assassinat est justifié à ses yeux, ni que la tradition religieuse qui a produit une telle justification est à rejeter. Sa conclusion est bien plutôt qu'à une tradition qui accorde simultanément une importance extrême à l'interprétation littérale des textes canoniques et un primat absolu au "sentiment communautaire" (dont l'auteur montre qu'il rassemble dans ce cas les "savants" et les "humbles" de l'Islam entier dans la condamnation de l'assassinat), l'assassinat des moines de Tibéhirine pose "des questions on ne peu plus troublantes", que l'Islam contemporain doit aborder de front au lieu de les éluder en tronquant les textes. Cette conclusion me paraît à la fois correcte, courageuse et d'une importance cruciale pour le destin de la pensée islamique dans nos sociétés et notre monde pluralistes.

De la deuxième thèse, l'opuscule conclut que les moines ont eu tort de ne pas faire ce que le bon sens leur dictait: quitter les lieux à temps. Mais l'inférence, ici, est abusive à mes yeux. Car il y a certainement des causes qui valent que l'on prenne des risques qui ne pourraient qu'apparaître insensés si le seul critère était l'intérêt personnel. Il en est même qui valent qu'on risque sa vie pour les servir. Le fait difficilement contestable que les moines portent une part de responsabilité dans leur propre massacre ne doit donc nullement entacher le caractère, pour ce que j'en connais, non seulement irréprochable mais admirable de leur attitude et de leur engagement.

Il y a donc dans l'opuscule des positions que je partage et d'autres que je ne partage pas. Il y en a qui ne doivent guère plaire à certains milieux musulmans, et d'autres qui ne doivent pas être du goût de certains milieux catholiques. Mais qu'importe? Que nous soyons chrétiens, musulmans, agnostiques ou autre chose, une part importante de notre rôle d'universitaires consiste à exprimer ouvertement et honnêtement ce que nous pensons, sans avoir peur de dire à l'occasion des choses qui surprennent ou qui scandalisent. L'essentiel est de le dire d'une manière argumentée, compétente, ouverte aux objections les plus diverses auxquelles on doit être prêt à répondre publiquement.

Par conséquent, ce qui me gêne dans l'opuscule, ce n'est pas son contenu, controversé bien sûr mais documenté et intelligent. Ce n'est pas non plus sa forme, même si le style qui a mes faveurs est plus avare de digressions polémiques et de questions rhétoriques. En revanche, ce qui m'a dérangé d'emblée, c'est le recours à un pseudonyme, qui rend difficile de mener une discussion entre citoyens ou collègues assumant la pleine responsabilité intellectuelle et morale de ce qu'ils avancent, à visage découvert, droit dans les yeux. Pareil recours peut se comprendre: par le souci de ne pas écorner le renom de l'UCL en l'associant à un texte qui risquait d'être controversé et par la crainte d'éventuelles réactions violentes de la part de milieux islamistes que la conclusion principale de l'opuscule avait de bonnes chances de gêner. Je ne suis pas en mesure d'évaluer la force de ce cette dernière raison, mais la première n'aurait dû jouer aucun rôle. Du point de vue même de ce qu'il faut comprendre aujourd'hui par le renom moral d'une Université, il importe à mes yeux au plus haut point que ses membres puissent exprimer ouvertement des positions controversées sans pour autant engager leur institution.

De ce point de vue, il est on ne peut plus salutaire que le pseudonyme ait aujourd'hui perdu son opacité. Si la transparence avait régné d'emblée, on n'aurait peut-être pas évité tout problème, mais on aurait sans doute pu s'épargner une détérioration du climat qu'en raison de ma grande estime pour Jean Michot et de mon ferme attachement à l'UCL je déplore vivement.

La situation personnelle de Jean Michot sera fixée conformément à des dispositions légales et à des règles internes dont j'ose croire qu'elles sont équitables mais dont j'ignore le contenu exact. Dans la mesure où l'application de ces règles fait appel à une interprétation particulière des valeurs auxquelles adhère notre Université ou de ce qui en constitue le renom moral, il est à mes yeux indispensable que s'instaure préalablement un débat sur le contenu de ces "valeurs" et le sens de ce "renom". Ce débat ne peut être confiné au cercle étroit des Autorités académiques, mais doit être ouvert à l'ensemble de notre communauté universitaire et même de la Communauté française de Belgique, dont notre Université tire ses ressources.

Dans ce débat, j'espère que prévaudra la conviction qu'il faut à tout prix éviter de substituer au vieux catéchisme une nouvelle liste de dogmes fût-ce la Déclaration des droits de l'homme sur la base de laquelle on pourrait se remettre à traquer les mal-pensants. Il doit bien plutôt s'agir de définir des règles de fonctionnement qui induisent, non un conformisme hypocrite ou un silence timoré, mais une prise de parole responsable, soumise à la critique vigilante et exigeante de la communauté scientifique. De telles règles n'empêcheraient nullement une Université vigoureuse comme la nôtre de continuer à accueillir en son sein des personnalités fortes et à l'occasion dérangeantes dont Jean Michot sur lesquelles elle doit pouvoir compter pour affronter les défis du siècle qui vient.

 


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Auteur : Annick DABEYE <dabeye@etes.ucl.ac.be>
Responsable : Philippe VAN PARIJS <vanparijs@etes.ucl.ac.be>


Date de mise à jour : juillet 99