Lingua Franca

Réponse à Joëlle Kwaschin

 

Si l'anglais peut et doit être appellé à jouer un rôle plus important à Bruxelles, en Belgique et en Europe, c'est en tant que "lingua franca", pas en tant que langue maternelle. Plutôt que de s'obstiner dans des combats d'arrière-garde, il faut favoriser ce processus, en le canalisant. Et cela non pas parce que, dans sa condamnation des démocraties plurilingues Mill avait raison, mais parce qu'il avait tort.

Joëlle Kwaschin, secrétaire de la Revue nouvelle, me fait l'honneur d'ajouter un commentaire à mon texte, et a l'élégance de m'offrir la possibilité d'y répondre. Les objections qu'elle soulève sont des objections importantes, à certaines desquelles j'ai consacré des développements dans la suite des leçons Francqui, et auxquelles des commentaires critiques comme celui-ci me permettront de répondre plus efficacement dans le livre en préparation dont ces leçons forment le noyau (La dynamique des peuples et les exigences de la justice. La Belgique comme avenir de l'Europe). Ce livre, je ne pourrai jamais l'achever si je tente de répondre systématiquement aux critiques soulevées par les formulations elliptiques que j'ai données, y compris dans le texte ci-dessus, aux thèses que j'y défends. Mais je voudrais saisir l'occasion qui m'est ici donnée pour lever l'un ou l'autre malentendu.

 

Bruxelles multilingue

Lorsqu'ils jouent devant ma porte, les gamins de ma rue parlent turc. Dans des circonstances analogues, leurs parents, qui ont grandi dans le même quartier, parlaient français. A quoi attribuer cette "dés-assimilation"? A la conjonction de trois facteurs. D'abord, l'homogénéisation graduelle du quartier : des Flamands, des Grecs, des Espagnols - pour qui la "lingua franca" était le français - sont morts ou sont partis, et des Turcs ou des Belges d'origine turque les ont remplacés. Ensuite, les antennes paraboliques : il y a vingt ans, c'était sur la RTB qu'on suivait les matchs et les nouvelles, à la maison comme au café ; aujourd'hui, c'est sur des postes turcs. Enfin, le succès du Nederlandstalig Ouderwijs : en quelques années, l'école communale primaire de St Josse, par exemple, est passée de 60 à 300 élèves, dont 7 Flamands ; si certains vont à l'école flamande et d'autres à l'école francophone, les enfants de ma rue n'ont guère le choix : la seule langue qu'ils parlent tous est le turc.

Cet exemple n'est pas représentatif de la situation linguistique de Bruxelles. Mais il est illustratif de sa complexité. Les résidents permanents de Bruxelles parlent au moins 150 langues maternelles différentes. Ce nombre n'a aucune chance de diminuer. Celles qui sont actuellement les plus diffusées - le français, le néerlandais, le berbère, l'italien, le turc, l'espagnol et l'arabe - ont de bonnes chances de le rester, fût-ce dans des proportions sans cesse décroissantes. Aucune des autres langues - parmi elles l'anglais -, n'a des chances sérieuses d'échapper, en qualité de langue maternelle, à la position tout à fait marginale qui est aujourd'hui la sienne. Et pour mon scénario, il n'est ni essentiel, ni souhaitable qu'elle le fasse.

Cette marginalité permanente de l'anglais au titre de langue maternelle n'est cependant nullement incompatible, dans un territoire restreint et à forte mobilité, avec un rôle de "lingua franca" toujours plus prononcé. Une lingua franca n'est pas la langue maternelle d'une "zone franche", mais la langue adoptée à des fins de communication plus ou moins élaborée par des collectivités dont les membres possèdent pour la plupart, parfois même tous, une autre langue maternelle. Mon anecdote initiale démontre que l'usage du français comme lingua franca bruxelloise n'a guère entamé la vitalité du turc au cours des trente dernières années. Si l'anglais venait à supplanter le français comme lingua franca bruxelloise, la vitalité du français comme langue maternelle s'en trouverait bien entendu encore moins menacée.

Le nouveau paysage linguistique de la Belgique

Même au titre de lingua franca à Bruxelles, le français a encore un bel avenir. Au contraire du statut de langue maternelle, le statut de lingua franca ne doit induire aucune présomption d'exclusivité. Dans une même zone, la lingua franca choisie peut varier selon le type de communication et les personnes en présence. C'est vrai par exemple pour l'anglais et l'hindi dans une partie de l'Inde, pour le français et le swahili dans une partie de l'Afrique centrale. Ma thèse est que l'importance relative de l'anglais par rapport au français comme lingua franca à Bruxelles est vouée à augmenter, que ce processus ne doit pas être freiné mais encouragé et canalisé - de manière à ce qu'il ne se fasse pas à l'avantage des fils à papa qui peuvent se payer des stages de langue à l'étranger et au détriment des autres -, et qu'il aura des conséquences importantes pour le fonctionnement de la démocratie à Bruxelles, en Belgique et en Europe. Cette thèse n'a rien d'évident. J'en étaye les divers volets dans le chapitre 2 du livre en préparation. Je me contenterai ici d'inviter à réfléchir à cette thèse à la lumière des chiffres les plus récents et les plus précis dont nous disposons sur la connaissance des langues en Belgique.

A l'initiative de l'association TIBEM ("Tweetaligheid in beweging - Bilinguisme en mouvement", animée par Robert De Lathouwer et Madeleine Willame), INRA Marketing unit a interrogé en février 1999 un échantillon représentatif de 692 personnes de 15 ans ou plus habitant en Belgique et y ayant fait leurs études. Présentés en mai par les responsables de TIBEM, les résultats de cette enquête ont conduit la presse à conclure: "La deuxième langue des Belges: l'anglais!" (La Meuse/La Lanterne), "Belg spreekt beter Engels dan tweede landstaal" (De Morgen). ces résultats étaient cependant basés sur une interprétation des chiffres qui flattait exagérément la connaissance des langues en général, et de l'anglais en particulier. La présentation des résultats de l'enquête avait en effet involontairement interprété comme des proportions dans la population totale les proportions dans la partie de la population ayant appris la langue. Lorsqu'on lit bien les chiffres, ce ne sont donc pas, par exemple, 65% des Wallons qui se disent capables de parler l'anglais, mais bien (et bien plus plausiblement!) 28%.

Mais pour saisir la transformation profonde de la situation linguistique de la Belgique qui est actuellement en cours, les chiffres les plus intéressants sont des chiffres qui n'ont pas été présentés à la presse et permettent de différencier la connaissance (déclarée) des langues enfonction de l'âge. Le graphique/tableau suivant reprend les proportions de personnes, au sein de chaque classe d'âge, qui estiment pouvoir parler "tout à fait correctement" ou "plus ou moins correctement" une autre langue que leur langue maternelle. Tous les chiffres surestiment les connaissances linguistiques, en raison du fait que la zone centrale (Bruxelles-capitale + 11 communes périphériques), où elles sont sensiblement plus élevées qu'ailleurs, est nettement surreprésenté dans l'échantillon. La comparaison des chiffres d'une tranche d'âge a l'autre n'en donne pas moins une image fiable de la dynamique linguistique, du moins si on est prêt à admettre que la diminution nette de la connaissance de l'anglais à mesure que l'âge croît reflète bien une propension plus grande à apprendre l'anglais dans le chef des cohortes les plus récentes - et non un oubli graduel de l'anglais que l'on a appris dans sa jeunesse!

 

Pourcentage de personnes s'estimant capable de parler "tout à fait correctement" ou "plus ou moins correctement" une autre langue que leur langue maternelle:

Age:

55+
35-54
15-34

Seconde langue nationale

17%
23%
21%

Allemand

6%
5%
4%

Anglais

11%
25%
36%

Ce que ces chiffres impliquent, c'est qu'il va exister de plus en plus de situations de communication entre Belges de langue maternelle différente, où la langue qu'il sera le plus commode d'utiliser - la langue "maximin", celle pour laquelle la connaissance minimale est la plus élevée - ne sera plus, comme aujourd'hui encore pour les plus âgés, le français, mais bien, comme déjà souvent parmi les plus jeunes, l'anglais. Outre la dynamique mondiale des langues, le moteur principal de cette évolution est la décadence accélérée de la connaissance du néerlandais parmi les francophones. Des plus de 55 ans aux 15-34, la proportion des francophones dans l'échantillon qui disent parler tout à fait correctement le néerlandais est passée de 10% à 1%, alors que la part d'entre eux qui dit parler tout à fait correctement l'anglais est passée de 1% à 10%.Or, moins les francophones apprennent le néerlandais, moins les Flamands s'estimeront tenus d'apprendre le français par loyauté, et mieux les francophones apprennent l'anglais, moins les Flamands seront induits à apprendre le français par intérêt, l'anglais - qui leur est plus utile par ailleurs - leur offrant désormais un autre moyen de communiquer avec les Belges francophones, certes moins commode pour ceux-ci mais après tout tellement plus équitable!

Pour appliquer à Bruxelles l'analyse de ces résultats (malheureusement indisponibles sur une base régionale), il faut bien sûr tenir compte du fait que la connaissance du français, parmi les Flamands qui y habitent, est supérieure à ce qu'elle est ailleurs. Mais il faut aussi tenir compte du fait que la connaissance de l'anglais y est elle aussi globalement supérieure (plus de 32% des répondants de la zone centrale disent le parler correctement, pour une moyenne pondérée nationale de moins de 24%). Et surtout, il faut tenir compte de la présence toujours croissante à Bruxelles de personnes n'ayant pas fait leurs études en Belgique (donc exclues de l'échantillon) et n'ayant au mieux qu'une piètre connaissance du néerlandais et du français, tout en étant d'emblée dotées de droits politiques et tout en jouissant d'un pouvoir économique considérable.

 

Mill a tort

Que le mécanisme ainsi esquissé soit à l'oeuvre rend certainement réaliste l'hypothèse selon laquelle la primauté du français à Bruxelles - non comme langue maternelle mais comme lingua franca - serait vouée à une érosion constante. Mais il ne s'en suit pas qu'il ne faille pas y résister. Si j'estime au contraire qu'il faut le favoriser, tout en le canalisant, ce n'est pas en vertu d'une simple application à Bruxelles ce qui est à mes yeux la meilleure réponse à la tension inhérente à toute démocratie plurilingue (le "défi de Mill"), en l'occurrence la décentralisation d'un maximum de compétences au niveau de territoires auxquels s'applique le principe de territorialité linguistique. Il s'agit bien plutôt d'une exception à ce principe, dont j'estime pourtant qu'il doit prévaloir partout ailleurs en Belgique et en Europe. Pour justifier cette exception, il est nécessaire de la situer dans le cadre d'un ensemble de propositions interdépendantes dont la plupart ne sont pas de nature linguistique, et surtout de prendre en compte, à partir d'une vision claire de l'objectif à atteindre, la dynamique de la natalité et des migrations, du marché immobilier et de la concurrence fiscale, de l'inégalité croissante des revenus primaires et de la construction européenne, non moins que celle de l'apprentissage et de l'usage des langues.

C'est là une part de ce que j'essaie de faire dans le livre mentionné ci-dessus. Je me contenterai ici de terminer en soulignant qu'une prémisse centrale de mon argumentation est en contradiction profonde avec un présupposé que partagent le défi de John Stuart Mill et le commentaire de Joëlle Kwaschin. Le plurilinguisme individuel n'a jamais été, et sera de moins en moins, un état exceptionnel ou transitoire. Il est dès lors possible, et il sera pour d'autres raisons toujours plus indispensable, d'organiser un fonctionnement démocratique dans le medium d'une lingua franca. C'est bien sûr ce qui s'est fait pendant longtemps, et dans une certaine mesure encore maintenant, en Belgique. Mais, curieusement, ceux qui ont e privilège d'avoir la lingua franca pour langue maternelle en sont moins conscients que les autres. Tout comme la participation à l'espace public de la Belgique du XIXe siècle exigeait de la plupart un biliguisme combinant un patois flamand ou wallon et la lingua franca nationale, la participation à l'espace public d'une Europe intégrée (et a fortiori d'une humanité "globalisée") exigera de la plupart un bilinguisme combinant au moins une des nombreuses langues désormais provinciales et la lingua franca mondiale.

Pareille perspective ne réjouit guère un certain nombre de francophones, qui avaient nourri pour leur langue des ambitions d'une autre ampleur. Je les comprends. Mais les choses sont ce qu'elles sont. Comme langue maternelle, le français est maintenant largement dépassé par le javanais et le coréen, et en passe d'être rattrappé par le vietnamien et le telugu. Comme langue seconde, c'est pire encore, à mesure qu'individus et institutions optent pour l'anglais de préférence au français, et cela d'autant plus volontiers qu'ils pensent à juste titre qu'avec les Français eux-mêmes il deviendra de plus en plus fréquemment possible de communiquer en anglais. Mais face aux défis immenses qu'il nous faut relever - à Bruxelles comme en Belgique, en Europe comme dans le monde -, nous avons bien mieux à faire, en pensée comme en action, que de dorloter nos narcissismes linguistiques et dilapider notre énergie dans des combats d'arrière-garde.

 


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Auteur : Annick DABEYE <
dabeye@etes.ucl.ac.be>
Responsable : Philippe VAN PARIJS <vanparijs@etes.ucl.ac.be>


Date de mise à jour : août 1999