Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Johannesburg), 4 novembre 2025, Kopanang Africa Against Xenophobia & Others v. Operation Dudula & Others, n° 2023/044685
cedie | Louvain-la-Neuve
La lutte juridictionnelle contre la xénophobie en Afrique du Sud – Réflexions sur l’arrêt Kopanang Africa v. Operation Dudula, 2025
Afrique du Sud – Xénophobie – Vigilantisme – Constitution – Dignité humaine – Contrainte légitime – Immigration – Droits des non-citoyens – Discrimination – Ubuntu.
L’arrêt Kopanang Africa v. Operation Dudula, rendu le 4 novembre 2025 par la High Court de Johannesburg, constitue un tournant dans la lutte contre la xénophobie en Afrique du Sud. La Cour déclare inconstitutionnelles les pratiques du mouvement Operation Dudula, qui procède à des contrôles d’identité, à des expulsions et à des intimidations à l’encontre des migrants africains. Le jugement réaffirme la protection constitutionnelle des non-citoyens, le monopole étatique de la contrainte et ordonne la mise en œuvre du Plan d’action national contre la xénophobie. Cette décision s’inscrit dans le cadre du constitutionnalisme transformatif sud-africain, ancré dans la philosophie ubuntu, mais sa portée effective dépendra de sa mise en œuvre dans un contexte de fragilisation institutionnelle.
Abdou Khadre Diop
A. Arrêt
L’arrêt Kopanang Africa Against Xenophobia and Others v. Operation Dudula and Others, rendu le 4 novembre 2025 par la High Court de Johannesburg, constitue un tournant jurisprudentiel majeur dans la lutte contre la xénophobie en Afrique du Sud. Il s’inscrit dans un contexte où les promesses constitutionnelles d’égalité, de dignité et de reconnaissance universelle de l’humanité sont confrontées à une xénophobie persistante, visant principalement des migrants africains. Le mouvement Operation Dudula, né en 2021, se présente comme une initiative citoyenne de « défense des communautés », mais se traduit en réalité par une entreprise organisée de contrôle, d’expulsion et de stigmatisation des étrangers, en usurpation directe des prérogatives étatiques.
L’enjeu central de l’arrêt tient à la question suivante : comment le droit constitutionnel sud-africain, fondé sur une conception inclusive de la communauté et sur une éthique de la rupture avec l’ordre racial de l’apartheid, peut-il résister à une xénophobie socialement enracinée et politiquement instrumentalisée ?
L’analyse de la Cour articule la protection des droits fondamentaux des non-citoyens, la garantie du monopole étatique de la contrainte légitime et la consolidation du constitutionnalisme transformatif. Toutefois, la portée transformatrice de cette décision reste conditionnée à sa mise en œuvre dans un contexte de fragilisation institutionnelle.
1. Contexte et faits
La Constitution sud-africaine de 1996 a été conçue comme un instrument de rupture historique avec les violences, exclusions et hiérarchies raciales de l’apartheid. Son Bill of Rights étend expressément la protection des droits à « toute personne », indépendamment du statut de citoyenneté, comme l’a affirmé la Cour constitutionnelle sud-africaine dans l’affaire Khosa. Pourtant, cette architecture juridique coexiste avec ce que certains auteurs qualifient de « culture de l’exclusion », nourrie par des inégalités socio-économiques persistantes, un chômage structurel et des tensions dans l’accès aux ressources essentielles. Ces conditions ont favorisé l’émergence de formes de mobilisation politique fondées sur la désignation de l’« étranger africain » comme bouc émissaire.
C’est dans ce contexte que le mouvement Operation Dudula s’organise. Ses membres procèdent à des contrôles d’identité, à des expulsions de logements, à des blocages de services de santé ou d’éducation, revendiquant un droit d’action substitutif à celui de l’État. Comme l’a observé Loren Landau, ce « vigilantisme » ou « auto-justice » est inséparable de la crise de légitimité de l’État, qui paraît parfois tolérer, voire encourager, des pratiques illégales d’exclusion pour répondre à des frustrations sociales. Le dossier soumis à la High Court documente de manière précise un ensemble d’actes répétés : intimidations, harcèlements et agressions dirigés spécifiquement contre des personnes étrangères ; diffusion de discours de haine ; évictions forcées de logements informels ; perturbation délibérée de l’accès aux soins et à l’éducation ; pressions exercées sur des employeurs pour remplacer des travailleurs migrants ; et usage d’apparences et de signes vestimentaires imitant les uniformes de sécurité afin de se donner une légitimité coercitive.
Les requérants ont en outre soutenu que ces pratiques ont prospéré en raison d’une inaction, voire d’une passivité fautive de l’État et de la Police sud-africaine (SAPS), qui auraient « woefully failed » à remplir leurs obligations constitutionnelles de prévention, de protection et d’enquête. L’inaction de l’administration est ainsi dénoncée comme une forme de tolérance institutionnelle qui contribue à légitimer le passage à l’acte de ces groupes. C’est pourquoi les requérants n’ont pas seulement sollicité l’interdiction d’Operation Dudula, mais également une injonction contraignant l’État à mettre effectivement en œuvre le National Action Plan to Combat Racism, Racial Discrimination, Xenophobia and Related Intolerance (ci-après, NAP), adopté depuis 2019.
Face à cette crise de légitimité et à ces pratiques de « désétatisation » de la police des migrations, quatre organisations, dont Kopanang Africa, ont donc saisi la High Court afin de faire réaffirmer que la détermination des appartenances, l’usage de la contrainte et le contrôle des frontières relèvent exclusivement de l’État de droit.
2. Raisonnement de la High Court
La High Court of Johannesburg, à travers le juge Adam, fonde sa décision sur un principe cardinal : la dignité humaine ne se hiérarchise pas. Reprenant la jurisprudence Khosa v. Minister of Social Development, il affirme que les migrants, même en situation irrégulière, sont titulaires de droits garantis par la Constitution. Cette approche basée sur la dignité humaine dans les contrôles migratoires trouve sa racine dans la philosophie ubuntu, et est aujourd’hui celle développée par la Commission et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.
Le juge Adam réaffirme ensuite que le contrôle de l’immigration relève exclusivement de l’État et qu’aucun acteur privé ne peut intervenir dans ce domaine. Cette position fait écho à celle de la Cour constitutionnelle sud-africaine, qui affirmait avec force dansChief Lesapo v. North West Agricultural Bank que « No one is entitled to take the law into her or his own hands. Self-help, in this sense, is inimical to a society in which the rule of law prevails ».
L’interprétation de la section 41 de l’Immigration Act constitue l’apport doctrinal majeur de l’arrêt. Le juge en propose une lecture constitutionnellement conforme, en limitant les contrôles d’identité aux espaces publics, en exigeant un soupçon raisonnable préalable et en consacrant la protection particulière des mineurs. Cette interprétation converge avec les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme dans Gillan and Quinton v. United Kingdom et par la Cour suprême américaine dans Terry v. Ohio, reconnaissant que l’arbitraire policier constitue une menace directe pour l’État de droit.
Enfin, la Cour ordonne au gouvernement d’activer et de mettre en œuvre le NAP, reconnaissant que la protection des droits nécessite des obligations positives de prévention, d’éducation et de coordination institutionnelle.
B. Éclairage
1. Constitutionnalisme transformatif et inclusif
L’arrêt s’inscrit pleinement dans le paradigme du constitutionnalisme transformatif et inclusif, se traduisant par une vision de la Constitution comme un projet de reconstruction éthique et politique du vivre-ensemble. En ce sens, la décision cherche à rompre avec la logique historique de la racialisation de l’appartenance, analysée par Mahmood Mamdani comme la distinction coloniale entre « autochtones » et « allogènes ».
Dans ce cadre, la xénophobie sud-africaine ne relève pas d’une simple hostilité sociale, mais d’une économie politique de la frontière internalisée, où l’étranger africain est fabriqué discursivement comme altérité menaçante, à la croisée de l’insécurité culturelle, de l’illégitimité économique et de l’invisibilisation juridique. Comme l’ont montré Ndlovu et Ferim, la citoyenneté sud-africaine post-apartheid demeure marquée par des logiques d’« inclusion conditionnelle », dans lesquelles l’appartenance nationale est pensée comme un privilège susceptible d’être retiré plutôt qu’un statut garantissant des droits égaux. L’« étranger » n’est donc pas extérieur, il est produit par les mécanismes sociaux de distinction, dans une société où la lutte pour l’accès à l’emploi, au logement ou aux services publics est vécue comme une question de survie.
C’est dans ce sens que certains auteurs parlent d’« afrophobie », étant donné que le rejet vise prioritairement des Africains perçus comme n’ayant « pas droit » à l’espace sud-africain. L’arrêt Kopanang contribue à rendre visible ce processus, en rappelant que la subjectivation juridique de la personne précède toute assignation identitaire : la dignité est première, la communauté politique en découle, ce qui fait écho à la position de la Cour et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la question de la protection des migrants.
2. Portée comparée et limites structurelles
L’arrêt s’aligne sur une jurisprudence constitutionnelle constante qui refuse la privatisation du « monopole de la contrainte légitime » au sens où l’entend Max Weber. Il en est ainsi du Conseil constitutionnel français dans l’affaire Société Air France, selon laquelle le principe d’interdiction de la délégation de la police administrative (en l’espèce dans la gestion des migrations par des compagnies aériennes privées) constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. De même, la Cour d’appel du Kenya, dans l’affaire CORD v. Attorney General, a rappelé que « la Constitution ne tolère pas la privatisation du pouvoir coercitif de l’État », soulignant que la légitimité politique repose sur le monopole public de la force. La High Court sud-africaine s’inscrit clairement dans cette lignée : si le contrôle de l’identité, de la mobilité et du territoire devient un objet de milices citoyennes, l’État de droit s’effondre, car l’usage de la force perd sa justification normative.
Toutefois, la portée transformative de l’arrêt demeure conditionnée aux déterminants structurels du phénomène. Ndlovu et Ferim ont montré que l’exclusion des migrants, y compris lorsqu’ils sont titulaires d’un statut régulier ou établis de longue date, constitue une technique gouvernementale de gestion des tensions socio-économiques, permettant de détourner les frustrations vers des victimes désignées. La xénophobie agit ainsi comme technologie de stabilisation politique, plutôt que comme simple expression d’hostilité.
C’est dans cette logique que s’inscrit la lecture de Tendayi Achiume, qui propose une conceptualisation de la xénophobie structurelle comme processus juridiquement organisé et institutionnellement légitimé, étroitement lié aux hiérarchies coloniales réactualisées dans les États postcoloniaux. Elle démontre que la xénophobie n’est pas uniquement une réaction populaire ou une déviance individuelle, mais une modalité d’exercice du pouvoir souverain, inscrite dans les lois migratoires, les politiques de nationalité, les pratiques policières, voire les systèmes de redistribution. Ainsi, les États deviennent les auteurs actifs de la xénophobie, qu’ils habillent du langage de la sécurité, de la souveraineté ou de la rationalité administrative.
Dans cette optique, l’arrêt Kopanang Africa trace une direction normative claire, mais sa mise en œuvre dépendra de la capacité à désarticuler les régimes juridiques qui naturalisent l’exclusion, et à confronter les formes institutionnalisées de différenciation raciale entre nationaux et étrangers. Sans transformation des conditions matérielles (chômage massif, inégalités persistantes, légitimité institutionnelle précarisée), l’intervention judiciaire risque de rester performative mais faiblement effective. La théorie de Tendayi Achiume rappelle ainsi que le droit peut être instrumentalisé pour reproduire la domination, à moins d’être articulé à une volonté politique de transformation systémique, une capacité administrative robuste, et une mobilisation sociale continue. À cet égard, un apport remarquable de l’arrêt tient à ce que le juge transforme un instrument programmatique de soft law, le NAP, en support normatif d’une injonction juridiquement contraignante. Cette démarche illustre un glissement vers une justiciabilité indirecte des politiques publiques, dans laquelle des textes non contraignants peuvent être judiciarisés par leur articulation aux obligations constitutionnelles substantielles. L’injonction de mise en œuvre du NAP témoigne ainsi d’un élargissement de la chaîne normative, où le juge investit un plan d’action d’une portée juridique au nom de la dignité, de l’égalité et de la sécurité garanties par la Constitution. Ce mécanisme révèle une mutation contemporaine du droit, dans laquelle le critère de contrainte ne réside plus uniquement dans la source formelle, mais dans la fonction constitutionnelle de la norme mobilisée.
On peut toutefois s’étonner du silence du juge quant au statut juridique d’Operation Dudula, dont les activités, qualifiées d’inconstitutionnelles, supposent néanmoins une existence administrative tolérée par l’État. Si le droit sud-africain des associations repose sur un régime déclaratif formel, rien n’empêche une juridiction de s’interroger sur la compatibilité matérielle de l’objet social d’une organisation avec les exigences substantielles de la Constitution. L’absence de tout examen sur ce point constitue un angle mort de la décision, qui laisse subsister une tension entre validité formelle d’une association et illicéité manifeste de ses actions. Ce paradoxe interpelle, dans un État fondé sur le constitutionnalisme transformatif, sur la responsabilité normative de l’État lorsqu’il octroie ou maintient une personnalité juridique à des entités qui sapent les fondements mêmes de l’ordre constitutionnel qui se veut inclusif.
3. Conclusion
L’arrêt Kopanang Africa v. Operation Dudula constitue une avancée importante dans la consolidation d’un ordre constitutionnel inclusif, en réaffirmant la protection des non-citoyens et le monopole étatique de la contrainte. Toutefois, sa portée transformative dépendra de sa mise en œuvre dans un contexte où la xénophobie est un phénomène structurel. La décision rappelle avec force que la lutte contre la xénophobie est un enjeu juridique autant que politique, et qu’elle engage la capacité de l’État à produire une communauté politique inclusive et ouverte.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : Haute Cour d’Afrique du Sud (Gauteng Division, Johannesburg), 4 novembre 2025, Kopanang Africa Against Xenophobia and Others v. Operation Dudula and Others, n° 2023-044685 [2025] ZAGPJHC.
Jurisprudence :
- Cour suprême des États-Unis, 10 juin 1968, Terry v. Ohio, 392 U.S. 1 (1968).
- Cour constitutionnelle sud-africaine, 16 novembre 1999, Chief Lesapo v. North West Agricultural Bank and Another, ZACC 16, CCT 23/99.
- Cour constitutionnelle sud-africaine, 4 mars 2004, Khosa and Others v. Minister of Social Development and Others ; Mahlaule and Others v. Minister of Social Development, ZACC 11, CCT 12/03.
- Comm. ADHP, Open Society Justice Initiative c. Côte d’Ivoire, Communication 318/06.
- Cour eur. D.H., 12 janvier 2010, Gillan and Quinton v. United Kingdom, n° 4158/05.
- High Court Kenya (Nairobi), 30 mai 2019, Coalition for Reform and Democracy (CORD) v. Attorney General & Others, [petition 476 of 2015] eKLR.
- Cour ADHP, 28 novembre 2019, John Penessis c. Tanzanie, req. n° 013/2015.
- Conseil constitutionnel (France), 15 octobre 2021, Société Air France, Décision n° 2021-940 QPC.
Doctrine :
- Achiume, T., « Beyond Prejudice : Structural Xenophobic Discrimination Against Refugees », Georgetown Journal of International Law, vol. 45, n° 3, 2014, pp. 323-382.
- Kibet, E. et Fombad, C., « Transformative constitutionalism and the adjudication of constitutional rights in Africa », African Human Rights Law Journal, vol. 17, n° 2, 2017, pp. 340-366.
- Landau, L., « Pre-criminalizing race and space : knowledge, migrant immorality, and Europe’s strategies for chronoscopic containment », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 51, n° 10, 2025, pp. 2593-2610.
- Ndlovu, S. et Ferim, V., « Beyond the State : Understanding Xenophobic Violence through the Politics of Belonging and Exclusion in South Africa », Athens Journal of Humanities & Arts, vol. 11, n° 2, 2024, pp. 117-140.
Pour citer cette note : A. K. Diop, « La lutte juridictionnelle contre la xénophobie en Afrique du Sud – Réflexions sur l’arrêt Kopanang Africa v. Operation Dudula, 2025 », Cahiers de l’EDEM, novembre 2025.