C.J.U.E., 1er août 2025, S.A. et R.J., aff. C-97/24, EU:C:2025:269
cedie | Louvain-la-Neuve
Crises migratoires et respect des droits fondamentaux : la saturation des capacités d’accueil peut-elle justifier une atteinte à la dignité des migrants en Europe ?
Renvoi préjudiciel – Responsabilité d’un État membre en cas de violation du droit de l’Union – Violation suffisamment caractérisée – Directive 2013/33/UE – Normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale – Épuisement temporaire des capacités de logement.
Dans l’arrêt S.A. et R.J. du 1er août 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a condamné l’Irlande pour manquement à ses obligations en matière d’accueil des demandeurs d’asile. Elle a rappelé que, conformément à la directive « accueil », les États membres de l’Union doivent garantir en toutes circonstances un niveau de vie digne aux demandeurs, même en cas de crise migratoire. L’argument de force majeure invoqué par l’Irlande, fondé sur la saturation de ses structures d’hébergement après l’arrivée massive de personnes fuyant la guerre en Ukraine, a été rejeté. La Cour a affirmé que le régime dérogatoire prévu par la directive « accueil » ne dispense pas l’État d’accueil de l’obligation de couvrir les besoins essentiels des demandeurs de protection internationale.
Romuald Nama Cuma
A. Arrêt
1. Faits de la cause
Au cœur du litige se trouvent deux ressortissants de pays tiers, S.A., originaire d’Afghanistan, et R.J., originaire d’Inde, ayant sollicité la protection internationale en Irlande respectivement le 15 février et le 20 mars 2023. Dès le dépôt de leurs demandes, les autorités irlandaises leur ont remis une unique allocation de 25 euros, sans toutefois leur accorder de logement. Cette absence d’hébergement s’expliquait, selon ces autorités, par une saturation des centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Par conséquent, S.A. et R.J., dépourvus de ressources suffisantes, n’étaient pas éligibles à l’allocation journalière prévue pour les demandeurs d’asile selon le droit irlandais, en l’absence d’un lieu d’hébergement formel. Faute de moyens, les intéressés ont été contraints de vivre dans la rue ou de recourir à des hébergements précaires, exposés à des conditions de vie indignes, marquées par la faim, le manque d’hygiène et des situations de vulnérabilité extrême.
Pendant cette période, S.A. et R.J. n’ont pas bénéficié d’une reconnaissance de leur vulnérabilité par les autorités irlandaises, bien qu’ils aient introduit des demandes en ce sens. Ce n’est qu’au mois d’avril 2023 qu’un changement réglementaire a permis à S.A. et R.J. d’accéder, de manière rétroactive, à l’allocation de subsistance d’un montant hebdomadaire de 38,80 euros. Par ailleurs, ils ont également obtenu certaines aides ponctuelles pour répondre à des besoins spécifiques. Ce soutien est toutefois intervenu après plusieurs semaines d’errance sans logement stable ni conditions d’accueil minimales, en violation manifeste des garanties prévues pour les demandeurs d’asile par la directive 2013/33/UE. Un hébergement a finalement été mis à leur disposition, respectivement le 27 avril pour S.A. et le 22 mai pour R.J., soit plus de deux mois après leur arrivée sur le territoire irlandais.
Face à cette situation, S.A. et R.J. ont introduit des recours devant la High Court (Haute Cour d’Irlande), sollicitant réparation pour les préjudices subis résultant du défaut de fourniture de conditions matérielles d’accueil adéquates. Les requérants ont invoqué le manquement des autorités irlandaises à leurs obligations issues du droit de l’Union, notamment celles figurant dans la directive 2013/33/UE relative aux normes d’accueil des demandeurs de protection internationale. Le ministre irlandais chargé de l’Intégration, ainsi que le procureur général, ont reconnu qu’une violation des obligations existait, mais ont soutenu qu’elle résultait d’un cas de force majeure. Ils ont soutenu par ailleurs que l’afflux sans précédent de demandeurs d’asile, dans un contexte de crise migratoire exacerbée par la guerre en Ukraine, avait eu comme conséquence, la saturation imprévisible et irrésistible des capacités d’accueil de l’État irlandais. Selon ces autorités irlandaises, près de 100 000 ressortissants de pays tiers étaient arrivés sur le territoire entre février 2022 et mai 2023, dont environ 80 000 ont dû être pris en charge par l’État irlandais. Elles ont insisté sur le caractère exceptionnel de la situation, affirmant que tous les efforts raisonnables avaient été déployés pour répondre à la crise, bien que les ressources en hébergement fussent temporairement dépassées.
Au regard de cette situation, la High Court saisit la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après la « CJUE ») en demande d’une décision préjudicielle formulée en ces termes :
« Lorsque la “force majeure” n’est pas prévue comme clause d’exonération par une directive ou un décret de mise en œuvre en cause dans l’affaire, peut-elle néanmoins être invoquée comme moyen de défense dans une action en réparation au titre de l’arrêt Francovich pour violation d’une obligation du droit de l’Union qui confère aux individus des droits découlant du droit fondamental à la dignité humaine énoncé à l’article 1er de la charte [des droits fondamentaux de l’Union européenne (qu’il s’agisse d’une clause d’exonération relevant de la deuxième branche du critère établi dans l’arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame ou d’un autre moyen de défense) ?
Si la réponse à la première question est affirmative, quels sont les paramètres et la portée exacte de cette cause d’exonération tirée de la force majeure ? »
2. Décision de la Cour
Dans son arrêt du 1er août 2025 rendue dans l’affaire S.A. et R.J., la CJUE réaffirme que les États membres de l’Union sont tenus, en vertu de la directive 2013/33/UE et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») de garantir aux demandeurs de protection internationale un accès effectif à des conditions matérielles d’accueil couvrant leurs besoins fondamentaux dès la présentation de leur demande. Ces conditions incluent notamment l’hébergement, la nourriture, les vêtements et une allocation journalière, que ce soit sous forme de prestations en nature ou de soutien financier. L’Irlande, qui n’a pas assuré ces conditions à S.A. et R.J. pendant plusieurs semaines en raison d’une saturation de ses capacités d’hébergement, a reconnu une violation des règles de l’Union, mais a tenté de s’exonérer de sa responsabilité en invoquant un cas de force majeure lié à un afflux imprévisible de demandeurs de protection, consécutif notamment à la guerre en Ukraine.
La Cour rejette cet argument, précisant que même en cas de crise ou de saturation temporaire des capacités d’accueil, les États membres sont tenus de garantir un niveau de vie digne aux demandeurs. Selon la Cour, l’article 18, § 9, de la directive 2013/33/UE prévoit certes une possibilité de modalités dérogatoires d’accueil en cas d’épuisement temporaire des capacités, mais cette dérogation ne dispense pas les États de couvrir les besoins élémentaires des personnes concernées. Ainsi, la force majeure ne saurait être évoquée pour justifier l’abstention de toute fourniture de conditions matérielles d’accueil, même lorsque la pression sur les capacités d’hébergement résulte d’un événement exceptionnel, soudain et imprévisible. La Cour fait observer que le législateur de l’Union a prévu des régimes permettant de répondre à des situations de force majeure tout en maintenant l’obligation fondamentale de respect de la dignité humaine.
La Cour conclut qu’un État membre ne peut se soustraire de sa responsabilité en cas de violation de la directive 2013/33/UE, dès lors qu’il n’a pas mis en place, même temporairement, des solutions alternatives permettant de couvrir les besoins essentiels des demandeurs d’asile, comme des aides financières ou des bons d’hébergement. Elle rappelle que le respect des droits fondamentaux, notamment la dignité humaine (article 1er de la Charte), prime, et que l’absence de volonté ou de mesures suffisantes, même en période de crise, peut constituer une violation « suffisamment caractérisée » du droit de l’Union ouvrant droit à réparation.
B. Éclairage
La décision rendue par la Cour dans cette affaire renforce la portée contraignante des normes européennes en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale et impose aux États une vigilance continue, quelles que soient les circonstances extérieures, pour garantir un traitement digne aux demandeurs d’asile. Elle accorde une attention particulière à la dignité humaine qu’elle considère comme limite absolue à la défaillance étatique dans le système d’asile de l’Union européenne (1). La Cour soutient l’impossibilité d’invoquer la saturation du système d’accueil comme cause d’exonération de responsabilité (2). Pour la Cour, l’atteinte à la dignité humaine en matière d’accueil de demandeurs d’asile doit être considérée comme une violation suffisamment caractérisée de droit de l’Union susceptible de donner lieu à des réparations (3).
1. La dignité humaine comme limite absolue à la défaillance étatique dans le système d’asile de l’Union européenne
La dignité humaine constitue l’un des principes fondamentaux du droit international des droits de l’homme. Dans le cas des demandeurs d’asile, cette dignité est menacée, non seulement en raison des persécutions ou des traitements inhumains qu’ils fuient dans leurs pays d’origine, mais également par des conditions d’accueil et de prise en charge parfois indignes rencontrées dans les pays où ils sollicitent la protection internationale[1]. Pourtant, le législateur de l’UE accorde une importance particulière à la dignité humaine, en l’érigeant en un principe inviolable, qui doit être respecté et protégé[2]. Dans l’arrêt commenté, la Cour de justice rappelle avec force que la dignité humaine, consacrée à l’article 1er de la Charte, constitue un principe fondamental du droit de l’Union, dont le respect s’impose à tout État membre, en toutes circonstances. Cela revient à dire que les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale doivent impérativement garantir un niveau de vie digne, même lorsque l’État d’accueil est confronté à des difficultés structurelles (§ 38). L’article 17 de la directive 2013/33/UE s’inscrit dans la même logique. Il impose aux États membres l’obligation d’assurer un accès immédiat aux conditions matérielles d’accueil : logement, nourriture, hygiène dès la présentation de la demande d’asile (§§ 32-34). Une lecture combinée de sa propre jurisprudence, notamment dans ses arrêts Cimade et GISTI (2012, § 56) et Saciri e.a. (2014, § 35), avec les dispositions de l’article 1er de la Charte a amené la Cour à conclure que, même temporairement, les États ne peuvent se soustraire de l’obligation de garantir aux demandeurs d’asile des conditions d’accueil respectant leur dignité. Pour la Cour, une privation, ne serait-ce que de quelques jours, porte atteinte à la dignité des personnes concernées (§ 37).
Ici, un accent particulier est mis sur l’obligation inconditionnelle des États de couvrir les besoins fondamentaux des demandeurs, sans quoi la protection conférée par la directive 2013/33/UE perd tout effet utile (§ 42). Ainsi, la dignité humaine est érigée en une obligation absolue, qui exclut toute dérogation fondée sur des raisons pratiques ou budgétaires. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») et de la CJUE considère que la mise en place de conditions matérielles d’accueil relève essentiellement d’une obligation de résultat. La Cour EDH a été la première à affirmer cette position, notamment dans l’arrêt M.S.S. c. Grèce, à l’occasion duquel elle a jugé que les autorités grecques devaient garantir aux demandeurs d’asile des conditions de vie couvrant leurs besoins essentiels. L’absence de telles conditions peut, selon la Cour EDH, constituer un traitement inhumain ou dégradant, en particulier lorsque les personnes concernées vivent dans une situation de précarité extrême (§ 263). Cette approche a été confirmée par la même juridiction dans l’affaire O.R. c. Grèce de 2024, à l’occasion de laquelle elle a constaté que, du 24 novembre 2018 au 16 mai 2019, les autorités grecques ont laissé le requérant livré à lui-même, sans protection ni assistance, dans un environnement totalement inadapté à sa situation de mineur non accompagné. Cette négligence s’est traduite par une absence de sécurité, un défaut de logement, des conditions d’hygiène déplorables, un accès insuffisant à la nourriture et aux soins, ainsi qu’un manque général de prise en charge adaptée (§ 59). Pour la Cour EDH, cette situation de précarité, incompatible avec le statut de demandeur d’asile, constitue un traitement inhumain et dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
De son côté, la CJUE avait déjà précisé, en 2014, que lorsqu’un État membre choisit de fournir les conditions d’accueil sous forme d’aides financières, celles-ci doivent être suffisantes pour garantir un niveau de vie digne, assurant la santé, la subsistance, et permettant notamment l’accès à un logement, y compris sur le marché locatif privé si nécessaire (Saciri e.a., 2014, § 46). Le caractère absolu de la dignité humaine impliquant une obligation de diligence et de résultat de la part des États membres de l’Union est réaffirmé par la CJUE dans l’arrêt sous examen. Cette position renforce le lien entre droit à un accueil digne et droits fondamentaux reconnus dans les textes juridiques de promotion et de protection des droits de l’homme adoptés dans le cadre de l’Union (§ 46). Il confère aux demandeurs une protection non seulement immédiate, mais aussi et surtout justiciable. L’obligation absolue de fournir les conditions d’accueil garantissant la dignité des demandeurs d’asile reconnu par la Cour de justice dans cette affaire s’applique indépendamment du mode de fourniture de l’accueil (en nature ou via allocations financières), tant que ces conditions assurent un niveau de vie conforme à la dignité (§§ 40-41). La Cour conclut que l’afflux de migrants ne peut jamais justifier la négation ou la dérogation du droit à un accueil digne reconnu par l’article 1er de Charte (§ 57). Elle insiste sur la protection des demandeurs de la protection internationale en ce qui concerne leur accueil sur les territoires des États membres de l’Union. L’arrêt commenté renforce l’idée selon laquelle la dignité humaine est l’un des piliers intangibles du régime européen d’asile dont la saturation du système d’accueil ne peut justifier sa violation dont l’atteinte peut être interprétée comme une violation « suffisamment caractérisée » du droit de l’Union (§ 43).
2. L’impossibilité d’invoquer la saturation du système d’accueil comme cause d’exonération de responsabilité : la CJUE face aux défaillances structurelles des systèmes d’asile
Dans l’arrêt commenté, la Cour rejette catégoriquement le motif avancé par l’Irlande selon lequel l’afflux massif, soudain et imprévisible de demandeurs d’asile justifierait son incapacité temporaire de garantir les conditions matérielles d’accueil préservant leur dignité. Elle rappelle que la directive 2013/33 prévoit déjà un régime dérogatoire à l’article 18, § 9, précisément conçu pour faire face à ce type de situation (§§ 36, 49). Ce régime permet d’adapter momentanément les conditions de l’accueil, mais impose que les besoins fondamentaux des demandeurs d’asile soient, en tout état de cause, assurés. Il s’en suit qu’aucun État membre de l’Union ne peut invoquer l’imprévisibilité d’un afflux comme cause d’exonération, puisque le droit de l’Union l’a anticipée et encadrée juridiquement (§ 52). Par ailleurs, la Cour précise que la saturation du système d’accueil n’équivaut pas à une impossibilité d’agir. Elle soutient que, même en l’absence de places dans le centre d’hébergement, des solutions alternatives, notamment les aides financières, bons, abris temporaires peuvent et doivent être mises en œuvre pour garantir aux demandeurs d’asile les conditions d’accueil respectant leur dignité (§§ 41, 55).
D’après la Cour, les États sont tenus à une obligation de diligence, en ce qui concerne l’accueil de demandeurs d’asile. Dans l’affaire sous examen, la Cour soutient que l’Irlande disposait de ressources suffisantes et d’options viables, mais n’a pas agi avec la diligence requise (§ 54). Par sa position, la Cour fait preuve d’une intransigeance en matière d’accueil des demandeurs d’asile et envoie un message clair : les situations de crise ne peuvent justifier l’inaction des États membres en matière d’accueil des personnes sollicitant la protection internationale, surtout lorsque cette inaction affecte leurs droits fondamentaux (§ 57).
Dans le contexte actuel, marqué par des arrivées irrégulières et parfois massives aux frontières de l’Union européenne, l’obligation de diligence impose un changement d’approche : passer d’une logique réactive à une gestion proactive et pérenne de la crise. Par cette obligation, la Cour vise non seulement à garantir une meilleure protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, mais aussi et surtout à confronter certains États à la réalité de leurs limites logistiques et budgétaires. Ainsi, il ressort de la décision de la Cour qu’en droit de l’Union européenne, la protection du droit à un accueil digne de demandeurs d’asile prime sur toute considération d’ordre organisationnel ou politique des États membres (§§ 49-57).
3. Responsabilité des États membres pour violation du droit d’asile de l’Union : vers une interprétation rigoureuse de la violation « suffisamment caractérisée » donnant lieu à la réparation
Dans l’arrêt commenté, la Cour précise le régime de responsabilité des États membres en cas de violation du droit de l’Union, en s’appuyant sur sa jurisprudence Francovich et Brasserie du pêcheur. Elle rappelle que pour que la responsabilité d’un État soit engagée, et que la réparation soit due à la victime, trois conditions doivent être réunies : la règle de droit violée doit conférer des droits aux particuliers, la violation doit être suffisamment caractérisée, et un lien de causalité direct doit exister entre cette violation et le préjudice subi (§ 27). La Cour fait observer que, dans l’affaire sous examen, la première condition est remplie, car la directive 2013/33/UE reconnaît clairement un droit à des conditions d’accueil adéquates (§ 28). La deuxième condition, au cœur du litige, repose sur le caractère grave et manifeste de la violation, particulièrement lorsque la marge d’appréciation des États est réduite (§ 29). La Cour souligne que l’obligation d’assurer un accueil digne constitue une obligation de résultat claire, sans marge d’appréciation véritable de la part des États. Dès lors, le simple fait de ne pas fournir un logement, une nourriture suffisante ou un accès à l’hygiène à un demandeur d’asile, même temporairement, suffit à caractériser une violation grave des obligations européennes (§ 42). S’agissant enfin de la troisième condition, la Cour rappelle que la violation doit avoir un lien de causalité direct avec le préjudice subi par la victime (§ 27). En l’espèce, l’Irlande ayant eu les moyens matériels et juridiques d’agir, mais ayant délibérément omis de le faire, s’est rendue coupable d’une violation « suffisamment caractérisée » du droit de l’Union (§ 55). La Cour soutient qu’une violation du droit de l’Union est considérée comme suffisamment caractérisée lorsqu’un État membre outrepasse de façon manifeste et grave les limites encadrant l’exercice de ses compétences. Elle précise que, dans les situations où la marge d’appréciation des États est fortement restreinte, voire inexistante, la seule constatation d’un manquement au droit de l’Union suffit à établir une telle violation (§ 29). Cet argument avancé par la Cour est un signal fort. Il signifie tout simplement que les États membres doivent répondre juridiquement de tout manquement à leurs obligations découlant des textes juridiques contraignants de l’Union européenne, même en contexte de crise migratoire.
La démarche de la Cour qualifiant le défaut de logement, de nourriture et d’hygiène d’une violation caractérisée du droit de l’Union renforce le droit des demandeurs d’asile à des conditions d’accueil dignes et à une réparation en cas de manquement. Elle constitue un précédent judiciaire important à la disposition de juridictions des États membres qui, désormais, peuvent s’y fonder pour sanctionner les manquements aux règles organisant l’accueil des migrants au sein de l’Union. Ce raisonnement de la Cour s’inscrit dans une logique de rendre plus strictes et objectives les obligations positives des États membres de l’UE en matière d’accueil des demandeurs d’asile. L’on peut, cependant, se poser la question de savoir si en pratique, tous les États membres de l’Union disposent vraiment des moyens nécessaires pour accueillir les demandeurs, surtout lorsque le nombre de ces derniers dépasse leurs capacités d’accueil. La décision de la Cour risque de créer des tensions entre ce que la directive 2013/33/UE impose et ce qui est politiquement ou matériellement possible pour les États. Elle peut toutefois constituer un moyen essentiel pour améliorer les standards d’accueil au sein de l’Union.
C. Conclusion
L’arrêt S.A. et R.J. consolide la portée contraignante des normes européennes d’accueil de demandeurs d’asile, en renforçant la justiciabilité du droit à des conditions d’accueil qui respectent la dignité humaine. Il s’impose comme une précision jurisprudentielle importante quant à l’étendue des obligations imposées aux États membres en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale. La Cour y affirme de manière explicite que l’épuisement temporaire des capacités d’hébergement, même provoqué par un afflux massif[3] et imprévisible, ne saurait justifier la privation des conditions matérielles d’accueil garantissant la dignité humaine. Cette position de la Cour écarte toute interprétation selon laquelle la crise pourrait constituer un motif valable de suspension, même temporaire, des obligations prévues par la directive 2013/33/UE. Dans la ligne droite, la Cour précise que le régime dérogatoire prévu à l’article 18, § 9, ne vise pas à réduire le niveau de protection, mais à assurer, dans un cadre strict, la satisfaction, en toutes circonstances, des besoins fondamentaux des demandeurs d’asile. Le rappel fait par la Cour de l’existence d’une obligation de résultat, indépendamment des contraintes logistiques ou budgétaires, remet en cause les pratiques nationales qui se contenteraient de mesures partielles ou tardives en matière d’accueil de demandeurs de la protection internationale. Cette exigence de diligence impose aux autorités nationales de prévoir et de mobiliser, de manière anticipée et effective, les moyens alternatifs nécessaires afin d’éviter une saturation de leurs systèmes d’accueil. À défaut, ils s’exposent aux sanctions pour violation caractérisée du droit de l’Union. Il conviendra d’observer avec attention la manière dont les juridictions nationales intégreront cette jurisprudence et, surtout, comment les administrations adapteront leur organisation interne afin de prévenir toute atteinte à la dignité des demandeurs d’asile.
D. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : C.J.U.E., 1eer août 2025, S.A. et R.J., aff. C‑97/24, EU:C:2025:269.
Jurisprudence :
- Cour EDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09 ;
- Cour EDH, 8 décembre 2022, M. K. e.a. c. France, req. n° 34349/18, 34638/18 et 35047/18 ;
- C.J.U.E., 27 février 2014, Saciri e.a., aff. C-79/13, EU:C:2014:103 ;
- C.J.U.E., 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, aff. C-46/93 et C-48/93 ;
- C.J.U.E, 27 septembre 2012, Cimade et GISTI, aff. C-179/11, EU:C:2012:594.
Doctrine :
- Barbou des Places, S., « Au-delà de la casuistique ? La part de la Cour de justice dans la construction du droit des migrations de l’Union européenne », Titre VII, 2021, vol. 6, no 1, pp. 50-57 ;
- Carlier, J.-Y., Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits, Martinus Nijhoff, 2008, pp. 95-96 ;
- Carlier, J.-Y. et Sarolea, S., Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 1.
Pour citer cette note : R. Nama, « Crises migratoires et respect des droits fondamentaux : la saturation des capacités d’accueil peut-elle justifier une atteinte à la dignité des migrants en Europe ? », Cahiers de l’EDEM, août 2025.
[1] E. Castellari, « La sauvegarde de la dignité humaine des demandeurs d’asile par le droit européen. Une perspective française », Revue générale du droit, Actes de la 11e rencontre du Cercle franco-allemand de droit public Toulouse 2023 « Migration-Intégration », pp. 1-25.
[2] L’article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose que : « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ».
[3] Dans son ouvrage Droit d’asile et des réfugiés. De la protection aux droits, pp. 95 et 96, Jean-Yves Carlier revient sur la définition de la notion d’« afflux massif » donnée par le Comité exécutif du HCR dans sa conclusion n° 100 de 2004 sur la coopération internationale et le partage de la charge et des responsabilités dans les afflux massifs. Selon ce comité, quatre caractéristiques définissent l’« afflux massif » : « i) nombre important de personnes arrivant par une frontière internationale ; ii) rythme d’arrivée rapide ; iii) capacité d’absorption ou de réponse inadéquate dans les pays hôtes, particulièrement au cours d’une crise ; iv) procédures d’asile individuelles, lorsqu’elles existent, incapables de permettre l’évaluation de populations aussi importantes ».