Trib. Bruxelles (fr.) (civ.), Ch. réf. extr., Ordonnance du 24 mars 2025, R.G. n° 25/29/C
cedie | Louvain-la-Neuve
L’Office des étrangers face aux visas humanitaires pour les Palestiniens : entre contexte historique et obligation de diligence
Visa humanitaire – Article 8 CEDH – Vie privée et familiale – Principe du délai raisonnable – Article 9 de la loi du 15 décembre 1980 – Référé – Office des étrangers – Obstacles factuels et juridiques – Articles 2 et 3 CEDH – Droit dérivé.
Le Tribunal de première instance de Bruxelles, dans son ordonnance du 24 mars 2025, se prononce sur la situation de quatre requérants d’origine palestinienne demandant que l’Office des étrangers se prononce sur leur demande d’octroi de visa humanitaire. Après le refus du consulat belge d’enregistrer leur demande par courriel, le Tribunal et la Cour d’appel avaient déjà jugé que cette position violait l’article 8 CEDH (droit à la vie familiale). Plus d’un an après l’enregistrement effectif des demandes, aucune décision n’ayant été prise, la famille a de nouveau saisi le juge des référés. Le Tribunal rejette les arguments d’incompétence et d’irrecevabilité invoqués par l’État belge, reconnaît l’urgence et estime que l’inaction de l’administration viole à la fois l’article 8 de la CEDH et le principe du délai raisonnable.
Nolwenn Ongemack et Sarah Veys
A. Faits et décision
1. Les faits
L’ordonnance commentée concerne quatre parties requérantes ainsi que trois parties intervenantes. Ces dernières, bénéficiaires du statut de réfugié en Belgique, y sont également domiciliées.
Les deux premiers requérants sont les parents des parties intervenantes et agissent en qualité de représentants légaux de leurs enfants mineurs, désignés comme les troisième et quatrième requérants. Toutes les parties requérantes et intervenantes sont nées dans la bande de Gaza.
En décembre 2023, les quatre requérants introduisent, par courriel adressé au consulat belge à Jérusalem, une demande de visa humanitaire fondée sur l’article 9 de la loi du 15 décembre 1980. Deux jours plus tard, le consulat leur répond que ce type de demande ne peut être introduit par courrier électronique, en se référant à un avis de l’Office des étrangers précisant que seuls les bénéficiaires d’un droit au regroupement familial peuvent introduire leur demande par ce canal.
En réaction au refus d’enregistrer lesdites demandes, les parties saisissent le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles (ci-après, « Tribunal ») en référé. Par ordonnance rendue le 2 février 2024, le Tribunal considère que l’Office des étrangers méconnaît l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, « CEDH ») et enjoint à l’État belge de permettre l’introduction effective des demandes de visas humanitaires sans exiger la comparution personnelle des requérants. À la suite de cette décision, l’Office des étrangers confirme l’enregistrement des demandes le 14 février 2024.
L’État belge interjette appel de cette ordonnance. Par arrêt du 30 décembre 2024, la Cour d’appel confirme, dans une large mesure, la décision adoptée en première instance.
Le 16 janvier 2025, les parties demanderesses mettent en demeure l’Office des étrangers de traiter les demandes de visa dans un délai de quinze jours. Faute d’exécution de cette mise en demeure, lesdites parties assignent l’État belge devant le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, par citation en référé du 3 février 2025.
Les parties demanderesses et intervenantes sollicitent la condamnation de l’État belge aux dépens, ainsi que l’obligation de statuer sur les demandes de visas humanitaires dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la signification de l’ordonnance, sous peine d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard.
De son côté, l’État belge conclut, à titre principal, à l’incompétence du tribunal, à titre subsidiaire, à l’irrecevabilité de l’action en référé et, à titre infiniment subsidiaire, à son caractère non fondé.
2. L’examen et la décision du Tribunal
Le Tribunal rappelle, en premier lieu, que les motifs retenus tant dans l’ordonnance du 2 février 2024 que dans l’arrêt de la Cour d’appel du 30 décembre 2024, lesquels ont constaté, dans l’attitude de l’État belge, une violation de l’article 8 de la CEDH, lient les parties et le juge saisi en vertu de l’autorité de la chose décidée. Le Tribunal souligne par ailleurs que les circonstances sont demeurées similaires dans l’essentiel depuis le prononcé de la première ordonnance (§§ 15 et 16).
Sur cette base, le Tribunal rejette le déclinatoire de compétence soulevé par l’État belge, qui soutient que les parties requérantes n’invoqueraient pas de droits subjectifs. Il considère, au contraire, que les requérants se prévalent à la fois du droit au respect de la vie familiale, tel que garanti par l’article 8 précité, et du droit subjectif déduit du principe général du droit du délai raisonnable, ce qui fonde leur action (§ 17). Le Tribunal écarte également l’argument de l’État belge selon lequel les parties ne disposeraient pas d’un intérêt à agir, en renvoyant à l’arrêt précité de la Cour d’appel du 30 décembre 2024 ayant déjà statué sur ce point (§§ 18 et 19). Ainsi, le Tribunal considère l’action recevable.
Le Tribunal reconnaît ensuite l’urgence prévue à l’article 584, alinéa 1er, du Code judiciaire, déjà reconnue dans son ordonnance du 2 février 2024 et dans l’arrêt de la Cour d’appel du 30 décembre 2024.
S’agissant de l’examen de l’apparence de droits, le Tribunal se réfère à nouveau à l’arrêt de la Cour d’appel, lequel a conclu que l’attitude de l’État belge est contraire à l’article 8 de la CEDH. Cette appréciation, revêtue de l’autorité de la chose décidée, s’impose aux parties et au Tribunal (§ 26). La présente ordonnance se distingue néanmoins de la précédente en ce qu’elle porte également sur le respect, par l’administration, du principe général du droit du délai raisonnable. À cet égard, le Tribunal relève que les demandes de visas humanitaires ont été enregistrées par l’Office des étrangers le 14 février 2024, et qu’au jour du délibéré, soit treize mois plus tard, aucune décision n’a été prise (§ 28).
L’État belge invoque la complexité de l’examen des demandes litigieuses pour justifier ce délai. Le Tribunal rejette cet argument qu’il considère vague et abstrait. Il considère dès lors que cette absence de diligence administrative constitue une méconnaissance tant de l’article 8 de la CEDH que du principe du délai raisonnable (§ 30).
S’agissant des mesures sollicitées par les parties requérantes et intervenantes, l’État belge soutient que l’injonction de traiter prioritairement la demande litigieuse porterait atteinte au principe d’égalité. Le Tribunal rejette cet argument, estimant que l’État ne prouve pas l’existence d’autres personnes dans une situation comparable traitées différemment. Il rappelle en outre que « si une différence de traitement devait être établie, elle pourrait le cas échéant être justifiée par la nécessité de favoriser une personne reconnue réfugiée » (§ 31).
Concernant le délai de quinze jours demandé par les parties, le Tribunal admet l’argument de l’État belge qui le considère déraisonnable, mais constate que l’administration n’a entrepris aucune démarche pour traiter la demande depuis la précédente ordonnance ni invoqué d’obstacles concrets. En conséquence, l’État ne peut se prévaloir d’un délai excessif pour justifier son inaction. Par souci de pragmatisme, le Tribunal accorde toutefois un nouveau délai d’un mois pour statuer sur les demandes de visas humanitaires (§ 32).
Dès lors, le Tribunal déclare l’action recevable et fondée. Il ordonne à l’État belge de prendre une décision sur les demandes de visas humanitaires dans un délai d’un mois à compter de la signification de la présente ordonnance. À défaut, une astreinte de 1 000 euros par jour de retard sera appliquée, dans la limite d’un montant total de 50 000 euros.
B. Éclairage
1. Le principe de droit du délai raisonnable dans le traitement des visas humanitaires
La décision commentée soulève la question du respect du principe général de droit du délai raisonnable par l’Office des étrangers, dans le cadre du traitement des demandes de visas humanitaires. Ce principe est envisagé tant comme un principe général de bonne administration (I) que comme un aspect procédural d’un droit substantiel garanti par l’article 8 de la CEDH, à savoir le droit au respect de la vie privée et familiale (II).
I. Le principe de droit du délai raisonnable : un principe général de bonne administration
La complexité des visas humanitaires, à la lumière du cas d’espèce, réside dans le fait que ni la législation européenne ni la loi belge n’établissent un cadre procédural clair régissant la durée de traitement de ces demandes.
Aucun cadre juridique spécifique n’existe en droit de l’Union européenne concernant les visas humanitaires. L’article 25 du Code des visas de l’Union prévoit, tout au plus, qu’un État membre peut délivrer un visa territorial à durée limitée, de manière exceptionnelle, pour des raisons humanitaires. À ce jour, aucune procédure autonome n’a été établie au niveau européen pour encadrer cette faculté, laissée à la libre appréciation des États membres. Dans son arrêt X. et X. c. État belge, la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, « C.J.U.E. ») a confirmé que les visas humanitaires ne relèvent pas du droit de l’Union, mais uniquement de la compétence nationale des États membres. Toujours selon la C.J.U.E., les États ne sont pas obligés de délivrer un tel visa à une personne souhaitant accéder à leur territoire en vue d’y introduire une demande de protection internationale.
En droit belge, la possibilité pour l’Office des étrangers de délivrer un visa pour motif humanitaire n’est pas directement prévue par la loi. Elle repose sur l’article 9 de la loi du 15 décembre 1980, selon lequel : « pour pouvoir séjourner dans le Royaume au-delà du terme fixé à l’article 6, l’étranger qui ne se trouve pas dans un des cas prévus à l’article 10 doit y être autorisé par le [Ministre] ou son délégué ». Ce texte ne précise ni les critères, ni les conditions, ni la procédure que l’Office doit suivre pour statuer sur ces demandes.
Il résulte de cette absence de cadre juridique spécifique, tant européen que belge, une large marge d’appréciation laissée aux États membres – et, en l’espèce, à l’Office des étrangers – pour accorder de tels visas, sans qu’aucun délai maximal de traitement ne soit expressément prévu.
Cela étant, le silence de la loi sur les délais applicables n’exonère pas l’administration de son obligation de respecter les principes généraux de bonne administration. Parmi ceux-ci figure notamment le principe du délai raisonnable. Le Tribunal rappelle, dans l’ordonnance commentée, que « toute administration normalement diligente et prudente a l’obligation de traiter les demandes qui lui sont adressées dans un délai raisonnable » (§ 27).
Le principe du délai raisonnable trouve son inspiration dans l’article 6 de la CEDH. Ce principe, bien que non écrit, a été élevé par le Conseil d’État au rang de principe général de droit et est reconnu par la Cour constitutionnelle[1]. En tant que principe général de droit, il possède une valeur législative. Le Conseil d’État a par ailleurs affirmé dans un arrêt Poncinque ce principe est valable en toute matière[2].
L’application de ce principe en l’absence de délai fixé par la loi ou en présence de délai d’ordre, est reconnue tant au niveau du droit européen que du droit belge[3]. Dans un arrêt X. c. International Protection Appeals Tribunal e.a. du 29 juin 2023, la C.J.U.E. considère à cet égard qu’« il ressort de la jurisprudence que, lorsque la durée de la procédure n’est pas fixée par une disposition du droit de l’Union, le caractère “raisonnable” du délai pris pour adopter l’acte en cause doit être apprécié en fonction de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire et, notamment, de l’enjeu du litige pour l’intéressé, de la complexité de l’affaire et du comportement des parties en présence » (§ 79).
La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « Cour EDH ») et la C.J.U.E. évaluent le caractère raisonnable de la durée d’une procédure selon quatre critères : la cause de l’affaire (notamment sa complexité), son enjeu, l’attitude du requérant et des autorités compétentes[4]. Le Conseil d’État procède à une analyse similaire, à ceci près qu’il ne retient que trois critères : la cause de l’affaire (comprenant sa nature et sa complexité), l’attitude du requérant et le comportement de l’autorité administrative. Dans l’arrêt Aquesbi, il précise que cette évaluation doit être faite in concreto. Dans l’arrêt Ville d’Andenne, il ajoute que le caractère raisonnable ne s’apprécie qu’une fois que l’autorité administrative possède tous les éléments nécessaires lui permettant de statuer en connaissance de cause.
Au regard de ces considérations, le Tribunal évalue le respect du principe général du délai raisonnable à l’aune de la complexité du dossier, de l’attitude de l’administration et de l’administré (§ 27). À la date de la prise en délibéré par le Tribunal, le délai de traitement des demandes s’élevait à treize mois. L’État belge invoque la complexité du dossier des demandes litigieuses, en raison de la nécessité d’instruire de nombreux aspects et du volume important de demandes de visa à traiter par l’Office des étrangers (§ 29). Sans se prononcer explicitement sur les attitudes de l’administration et des administrés, le Tribunal considère cette argumentation comme vague et abstraite, et estime qu’elle ne permet pas de démontrer la complexité particulière des demandes litigieuses. Il soutient que la complexité d’une affaire ne saurait, à elle seule, justifier une durée excessive de procédure et conclut à la violation par l’État belge du principe général de droit relatif au délai raisonnable.
II. Le délai raisonnable comme exigence procédurale du droit au respect de la vie privée et familiale
Les parties requérantes et intervenantes considèrent que l’absence de prise de décision par l’Office des étrangers dans un délai raisonnable porte atteinte au droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la CEDH.
Bien que le libellé de l’article 8 ne contienne aucune exigence procédurale explicite, la Cour EDH, notamment dans l’arrêt Soares de Melo c. Portugal, considère que le volet procédural de ce droit substantiel requiert un processus décisionnel équitable (§ 65). Dans Ribić c. Croatie, elle affirme que l’exigence d’un délai raisonnable, découlant de l’article 6, fait partie des garanties procédurales requises par l’article 8 (§ 92).
La Cour EDH a eu l’occasion de confirmer cette approche dans des affaires portant sur la délivrance de visas en matière de regroupement familial. Sa jurisprudence, résumée aux points 138 et 139 de l’arrêt M.A. c. Danemark du 9 juillet 2021, indique que : « dans l’affaire Tanda-Muzinga, l’instruction de la demande prit trois ans et cinq mois, contre six ans dans l’affaire Mugenzi. La Cour a conclu à une violation au motif que le processus décisionnel n’avait pas présenté les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire observer le droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention ».
Bien que la décision commentée ne porte pas sur un regroupement familial stricto sensu, la Cour d’appel de Bruxelles, dans son arrêt du 30 décembre 2024, applique la jurisprudence M.A. c. Danemark aux demandes de visas humanitaires. Elle considère que : « Prima facie, les enseignements de cet arrêt ne se limitent pas aux membres de la famille désignés par la Directive 2003/86 ». La Cour d’appel conclut, sur la base de l’interprétation de l’article 8 par la Cour EDH, que l’État belge a manqué à son obligation de respecter l’article 8 de la CEDH.
Le Tribunal rappelle dans son ordonnance que l’arrêt de la Cour d’appel du 30 décembre 2024 lie les parties ainsi que le Tribunal lui-même. Il ajoute que, compte tenu de la situation de violence généralisée qui règne dans la bande de Gaza, les demandes de visas devraient être traitées rapidement, au détriment d’une marge de manœuvre plus réduite des États. Le Tribunal soutient que les requérants sont exposés à un risque pour leur vie en demeurant à Gaza, ce qui compromet irrémédiablement la possibilité de mener une vie familiale avec les parties intervenantes (§ 29). Cette position a d’ailleurs été rappelée par la Cour d’appel dans son arrêt du 30 décembre 2024, auquel le Tribunal fait référence.
Le Tribunal considère dès lors que l’État belge, en ne statuant pas sur les demandes de visas humanitaires dans un délai raisonnable, méconnaît l’article 8 de la CEDH.
2. Les visas humanitaires pour les Palestiniens de Gaza : enjeux juridiques et obstacles d’accès
Si le raisonnement retenu par le Traibunal porte essentiellement sur le respect du principe du délai raisonnable, il ne consacre toutefois aucun droit matériel à l’obtention d’un visa humanitaire. Cette décision est l’occasion de revenir sur la question, encore non résolue, des obligations éventuelles des États de délivrer des visas humanitaires. Peut-on déduire de certains droits substantiels garantis par la CEDH, tels que le droit à la vie (article 2), l’interdiction de la torture et des traitements inhumains (article 3) ou encore le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), une obligation positive d’admettre sur le territoire ?
La question des visas humanitaires à destination des ressortissants palestiniens de Gaza illustre de manière particulièrement aiguë les tensions qui traversent ce dispositif. D’un côté, des obstacles factuels majeurs rendent presque impossible l’accès aux procédures ordinaires : la fermeture quasi permanente des points de passage, notamment celui de Rafah, les restrictions imposées par Israël à la circulation des Palestiniens, l’absence de tout poste consulaire belge à Gaza et les risques sécuritaires considérables liés à tout déplacement hors du territoire. Ces contraintes empêchent de facto de déposer en personne une demande de visa, condition pourtant requise en droit belge.
D’un autre côté se pose un obstacle juridique structurel : le droit international ne reconnaît pas de droit d’entrée sur le territoire d’un État tiers pour y solliciter une protection internationale[5]. Les rares voies légales d’accès existantes demeurent inaccessibles pour la majorité des Palestiniens de Gaza. Les programmes de réinstallation du HCR restent limités et excluent les personnes enregistrées auprès de l’UNRWA (AGNU, Résolution n° 428 (V), § 7, c), qui fournit aide humanitaire et services essentiels aux réfugiés palestiniens sans offrir de réinstallation ni de solutions durables ; quant au regroupement familial ou au permis unique, ils exigent des conditions strictes rarement remplies[6]. Dans ce contexte, les visas humanitaires apparaissent comme la seule voie potentielle d’accès au territoire belge, mais ils ne sont définis ni encadrés par le droit de l’Union européenne ni par le droit belge, et leur octroi demeure largement discrétionnaire.
Cette absence de droit d’entrée consacré soulève une question de fond encore non résolue : certains droits fondamentaux peuvent-ils fonder une obligation positive d’admettre sur le territoire ? Devant la Cour EDH, plusieurs requérants ont soutenu que le refus de leur délivrer un visa humanitaire les exposait à des traitements prohibés par les articles 2 et 3 de la CEDH (droit à la vie et interdiction de la torture), ainsi qu’à une atteinte disproportionnée à leur vie familiale protégée par l’article 8.
Pour les articles 2 et 3, la Cour EDH et la C.J.U.E. ont exclu qu’une obligation positive de délivrance de visa en découle. Ces droits ne s’appliquent qu’aux personnes « sous la juridiction » de l’État, ce qui exclut les demandeurs de visa à l’étranger sans lien préexistant avec l’État requis. Dans l’affaire M.N. c. Belgique, la Cour EDH a jugé que le refus d’un visa humanitaire ne constituait pas une violation des articles 2 ou 3, car les demandeurs ne tombaient pas sous la juridiction extraterritoriale de la Belgique. De même, la C.J.U.E. a précisé, dans l’affaire X. et X. c. Belgique, que les demandes de visas humanitaires en vue de solliciter la protection internationale ne relèvent pas du droit de l’Union (§ 43), dont le champ est limité aux visas de court séjour, et n’impose aucune obligation de délivrance de titres de séjour longue durée pour raisons humanitaires. Ces décisions soulignent l’approche formaliste et restrictive des juridictions européennes : le besoin de protection internationale seul ne crée aucun droit subjectif à l’entrée sur le territoire.
Lorsqu’existent des liens familiaux avec une personne résidant légalement dans l’Union, la première voie à examiner est celle du regroupement familial. En droit de l’Union, le regroupement familial est encadré par les directives 2003/86 et 2004/38, qui confèrent un véritable droit subjectif aux personnes remplissant les conditions requises. Mais ce droit reste très limité : il ne bénéficie pas aux citoyens européens « sédentaires », ne concerne en principe que la famille nucléaire et suppose le respect de critères économiques tels que des revenus ou un logement suffisant[7]. Lorsque ces conditions sont réunies, l’État doit garantir l’effectivité du droit, comme l’a rappelé la C.J.U.E., dans l’arrêt Afrin c. Belgique, en interdisant aux autorités d’exiger une comparution personnelle impossible ou excessivement difficile devant un poste consulaire.
Au vu de ces conditions particulièrement restrictives, cette procédure reste inaccessible pour de nombreuses familles. Dans ces situations, la seule alternative est de solliciter un visa humanitaire en s’appuyant sur l’article 8 CEDH. La jurisprudence de Strasbourg, notamment dans les affaires Jeunesse c. Pays-Bas et M.A. c. Danemark, admet, dans certaines circonstances exceptionnelles, une obligation positive de préserver l’unité familiale en facilitant l’accès au territoire, lorsque la vie familiale ne peut raisonnablement se poursuivre dans le pays d’origine.
Contrairement aux articles 2 et 3, dont la portée extraterritoriale est très limitée, l’article 8 peut s’appliquer grâce à la présence de proches déjà établis sur le territoire de l’État requis. En ce sens, il ouvre une brèche qui fait défaut aux articles 2 et 3 : la présence de proches sur le territoire d’un État membre suffit à établir le lien de juridiction et peut fonder une obligation positive d’admettre par le biais d’un visa humanitaire. Cependant, la Cour n’a pas encore tranché sur la manière dont ce droit pourrait s’exercer, notamment par voie électronique, laissant les demandeurs dépendants de la discrétion des autorités.
Dès lors, ni la Cour EDH ni la C.J.U.E. n’ont reconnu l’existence d’un droit d’entrée dérivé au titre des articles 2 et 3 de la CEDH ou du droit de l’Union. Ces deux juridictions considèrent qu’aucune obligation générale n’impose aux États membres d’autoriser l’accès à leur territoire, même en présence de risques graves. L’article 8 CEDH, quant à lui, ouvre une brèche en permettant, dans certaines circonstances, de fonder une obligation positive pour préserver l’unité familiale. À ce jour cependant, aucune juridiction européenne n’a consacré un véritable droit subjectif à l’obtention d’un visa humanitaire, laissant entière la question de l’effectivité des droits fondamentaux pour les personnes privées d’accès à un territoire sûr.
Conclusion
L’ordonnance commentée constitue un rappel important à l’attention de l’État belge : bien que les demandes de visas humanitaires ne soient pas expressément encadrées par la loi, d’autres principes fondamentaux s’imposent à l’administration. L’Office des étrangers demeure tenu de respecter le principe du délai raisonnable, à la fois en tant que principe de bonne administration que comme exigence procédurale d’un droit substantiel. L’absence de délai légal contraignant ne saurait conférer un pouvoir discrétionnaire illimité à l’administration. Toutefois, la question plus substantielle de l’existence d’un droit d’accès au territoire par le biais d’un visa humanitaire demeure irrésolue, révélant les limites persistantes de la protection effective des droits fondamentaux.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt :Trib. Bruxelles (fr.) (civ.), ch. réf. extr., ordonnance du 24 mars 2025, R.G. n° 25/29/C.
Jurisprudence :
- Cour eur. D.H., 4 décembre 2012, Jeunesse c. Pays-Bas, n° 12738/10.
- Cour eur. D.H., 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark, n° 6697/18.
- Cour eur. D.H., 16 février 2016, Soares de Melo c. Portugal, n° 72850/14.
- Cour eur. D.H., 2 avril 2015, Ribić c. Croatie, n° 27148/12.
- Cour eur. D.H., 5 mai 2020, M.N. c. Belgique, n° 3599/18.
- C.J.U.E., 7 mars 2017, X. et X. c. État belge, C-638/16 PPU, EU:C:2017:173.
- C.J.U.E., 18 avril 2023, Afrin c. Belgique, C-1/23 PPU, EU:C:2023:296
- C.J.U.E., 29 juin 2023, X. c. International Protection Appeals Tribunal e.a., C-756/21, EU:C:2023:523.
- C.E., 25 octobre 2007, n° 176.168, Poncin.
- C.E., 14 février 2008, n° 179.590, Aquesbi.
- C.E., 28 juin 2016, n° 235.258, Ville d’Andenne.
- Bruxelles (ch. 1 F), 30 décembre 2024, R.G. n° 2024/KR/11.
Doctrine :
- Carlier J.-Y. et Sarolea S., Droit des étrangers, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2016.
- Cire, Quelle procédure et quels critères appliquer pour la délivrance de visas humanitaires pour besoin de protection ?, 16 décembre 2019.
- Delval E., Flamand Ch., Leclercq C., Lys M., Sarolea S. et Van Der Plancke V., « Les gazaouis : des réfugiés perpétuels à l’impossible fuite », Revue belge de droit international, 2024/1-2, pp. 580-621.
- Gilliaux P., « L’obligation de statuer dans un délai raisonnable », in Droit(s) européen(s) à un procès équitable, 1re éd., Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 713-759.
- Gourdin E., et Kaiser M., « Le principe général de droit administratif du respect du délai raisonnable », in S. Ben Messaoud et F. Viseur (dir.), Les principes généraux de droit administratif, Actualités et applications pratiques, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 603-646.
- Mathy I., « Principes généraux : Genèse et consécration d’une source majeure du droit administratif », in S. Ben Messaoud et F. Viseur(dir.), Les principes généraux de droit administratif, Actualités et applications pratiques, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 22-58.
- Pâques M., Charlier S. et Hubert J., « Chapitre I – Acte unilatéral », in Droit administratif, 1re éd., Bruxelles, Larcier-Intersentia, 2024, pp. 713-949.
- Renders D., Droit administratif général, 4e éd., Collection Centre Montesquieu d’études de l’action publique, Bruxelles, Larcier, 2022.
- Sarolea S., Carlier J.-Y., Leboeuf L., « Délivrer un visa humanitaire visant à obtenir une protection internationale au titre de l’asile ne relève pas du droit de l’Union : X. et X., ou quand le silence est signe de faiblesse », Newsletter EDEM, mars 2017.
Autres :
- Conseil de l’Europe, Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, 31 août 2022.
- Kiss M., Visas humanitaires, EPRS, novembre 2018.
- Weatherburn A., « Expériences vécues par les migrants au sein de l’UE dans le cadre du permis unique », Equality Law Clinic, août 2023.
- Myria, Cahier du Rapport annuel « Le droit de vivre en famille », 2024.
Pour citer cette note : N. Ongemack et S. Veys, « L’Office des étrangers face aux visas humanitaires pour les Palestiniens : entre contexte historique et obligation de diligence », Cahiers de l’EDEM, septembre 2025.
[1] E. Gourdin et M. Kaiser, « Le principe général de droit administratif du respect du délai raisonnable », in S. Ben Messaoud et F. Viseur (dir.), Les principes généraux de droit administratif, Actualités et applications pratiques, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2017, pp. 613-616.
[2]Ibid., p. 627.
[3]Voy. à cet égard ibid., pp. 619-620 et M. Pâques, S. Charlier et J. Hubert, « Chapitre I – Acte unilatéral », in Droit administratif, 1re éd., Bruxelles, Larcier-Intersentia, 2024, pp. 713-949.
[4] P. Gilliaux, « L’obligation de statuer dans un délai raisonnable », in Droit(s) européen(s) à un procès équitable, 1re éd., Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 725.
[5] J.-Y. Carlier et S. Sarolea, Droit des étrangers, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2016, p. 99.
[6]Myria, Cahier du Rapport annuel « Le droit de vivre en famille », 2024 ; A. Weatherburn, « Expériences vécues par les migrants au sein de l’UE dans le cadre du permis unique », Equality Law Clinic, août 2023.
[7] E. Delval, Ch. Flamand, C. Leclercq, M. Lys, S. Sarolea et V. Van Der Plancke, « Les gazaouis : des réfugiés perpétuels à l’impossible fuite », Revue belge de droit international, 2024/1-2, Bruxelles, Bruylant, p. 593.