C.J.U.E., 19 décembre 2024, RL et QS c. Bundesrepublik Deutschland, C-185/24, EU:C:2024:1036
cedie | Louvain-la-Neuve
Le contrôle du juge national sur l’existence de « défaillances systémiques » dans le pays de transfert Dublin doit être approfondi et actualisé à la lumière de tous les éléments pertinents disponibles
Allemagne – Règlement (UE) n° 604/2013 dit « Dublin III » – Article 3, § 2, 2e alinéa, du règlement Dublin III – Article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Suspension unilatérale des transferts Dublin par un État membre – Moyens et niveau de preuves du risque en cas de défaillances systémiques – Étendue du contrôle du juge national (volet prospectif).
Par un arrêt du 19 décembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne (C.J.U.E.) était interrogée par une juridiction de renvoi allemande sur l’interprétation de l’article 3, § 2, du règlement Dublin III. En substance, la juridiction allemande demandait si constitue des défaillances systémiques la suspension unilatérale et temporaire par l’État désigné comme responsable de prendre ou reprendre en charge les demandeurs d’asile pour des motifs d’incapacité dans l’accueil. En l’espèce, l’Italie avait envoyé une lettre circulaire le 5 décembre 2022 adressée à toutes les unités Dublin nationales informant de son incapacité à prendre en charge les transferts Dublin, temporairement, en raison de l’« indisponibilité d’installations d’accueil », à l’exception du regroupement familial de mineurs. La juridiction de renvoi proposait de répondre par l’affirmative, mais dans l’hypothèse où la Cour répondait par la négative, une seconde question était posée sur la manière dont elle peut apprécier l’existence de « défaillances systémiques » dans pareil cas. La C.J.U.E. répond que la suspension unilatérale des transferts Dublin par l’État responsable, comme en l’espèce, ne suffit pas, à elle seule, à qualifier des « défaillances systémiques ». Elle ajoute qu’une telle possibilité reviendrait à « mettre en péril le système Dublin ». En revanche, il revient à la juridiction nationale de procéder à l’évaluation de l’existence de telles défaillances systémiques et du risque de traitements contraires à l’article 4 CDFUE au terme d’une analyse de l’ensemble des données pertinentes sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés, en ce compris un « volet prospectif ».
Emmanuelle Néraudau
A. Arrêt
L’affaire concerne deux ressortissants syriens, RL et QS, qui ont déposé une demande d’asile en Allemagne en décembre 2021 et février 2022. L’Italie est désignée comme responsable de leur demande d’asile, au sens des critères du règlement Dublin III. Les autorités allemandes interrogent l’Italie, qui ne répond pas. Des transferts Dublin sont pris vers l’Italie sur la base d’acceptations tacites. Le tribunal administratif de Düsseldorf a annulé lesdites décisions de transferts Dublin. Les autorités allemandes ont interjeté appel de ces jugements devant le tribunal administratif supérieur de Rhénanie.
Alors que les appels sont pendants, les autorités italiennes ont adressé, le 5 décembre 2022, une lettre circulaire à toutes les unités Dublin informant de la suspension des transferts vers l’Italie jusqu’à nouvel ordre :
« Nous vous informons que, pour des raisons techniques survenues soudainement, liées à l’indisponibilité d’installations d’accueil, les États membres sont priés de suspendre temporairement les transferts vers l’Italie à compter de demain, à l’exception des cas de regroupement familial de mineurs non accompagnés. »
Par ordonnances du 21 juin 2023, la juridiction de renvoi a rejeté les appels considérant que l’Allemagne était devenue responsable de l’examen des demandes d’asile de RL et de QS conformément à l’article 3, § 2, 3e alinéa, du règlement Dublin III, dès lors qu’il était impossible de transférer ces demandeurs vers l’Italie.
La Cour administrative fédérale a annulé ces ordonnances et les affaires ont été renvoyées devant la juridiction de renvoi en vue d’un nouvel examen et d’une nouvelle décision.
Par des questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande à la Cour de justice si constitue des « défaillances systémiques », en cas de suspension unilatérale et temporaire par l’État désigné comme responsable, soit l’Italie, la prise ou reprise en charge les demandeurs d’asile pour des motifs d’incapacité dans l’accueil.
La juridiction de renvoi proposait de répondre par l’affirmative, mais dans l’hypothèse où la Cour de justice répondait par la négative, une seconde question était posée sur la manière dont elle peut apprécier l’existence de « défaillances systémiques » dans pareil cas.
La C.J.U.E. répond que la suspension unilatérale des transferts Dublin par l’État responsable ne suffit pas, à elle seule, à qualifier des « défaillances systémiques ». En revanche, la juridiction nationale doit en tout état de cause procéder à l’évaluation de l’existence de telles « défaillances systémiques » et du risque de traitements contraires à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (CDFUE) au terme d’une analyse de l’ensemble des données pertinentes sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés. Elle attribue à l’examen du juge national un « volet prospectif ».
B. Éclairage
Cet arrêt est intéressant car, partant de la situation particulière de la suspension annoncée des transferts Dublin par l’Italie depuis le mois de décembre 2022, il donne l’occasion à la C.J.U.E. de préciser les contours de la notion de « défaillances systémiques », en revenant sur le seuil de gravité attendu (1). La Cour conclut qu’une seule suspension unilatérale de l’État responsable ne saurait ni suffire à qualifier de « défaillances systémiques » ni permettre à cet État de se dédire de ses obligations. La Cour invoque un risque pour le système Dublin dans son entier (2). Mais plus encore, l’arrêt éclaire sur l’étendue du contrôle du juge national quant à l’existence de telles défaillances qui suppose un examen précis et actualisé avec un « volet prospectif » de tous les éléments disponibles (3).
1. Le seuil de gravité des « défaillances systémiques » est atteint pour un demandeur d’asile laissé dans l’indifférence des autorités, sans prise en charge de ses besoins élémentaires
La juridiction de renvoi estimait qu’il convenait de répondre favorablement à la première question préjudicielle car, selon elle, « en refusant, délibérément, de prendre ou de reprendre en charge les demandeurs d’asile, la République italienne leur refuse d’emblée l’accès à la procédure d’asile et l’accueil ».
La C.J.U.E. rappelle le contexte du principe de confiance mutuelle entre les États membres et la présomption de sécurité qui, si elle n’est pas irréfragable, ne devrait être renversée que dans le cadre précis de l’article 3, § 2, 2e alinéa, du règlement Dublin III.
Pour la Cour, « il découle sans équivoque de l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III que seules les “défaillances systémiques” qui “entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la [Charte]” rendent impossible le transfert d’un demandeur de protection internationale vers l’État membre responsable. Cette disposition énonce ainsi deux conditions cumulatives [voir, en ce sens, arrêt du 29 février 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Confiance mutuelle en cas de transfert), C-392/22, EU:C:2024:195, points 57 et 58] » (pt 35).
– La première condition tient à l’existence de « défaillances systémiques »
La Cour fait un rappel à sa jurisprudence antérieure (pts 36 et 37).
Cette condition est satisfaite lorsque les défaillances en cause perdurent et concernent, de manière générale, la procédure d’asile et les conditions d’accueil applicables aux demandeurs de protection internationale ou, à tout le moins, à certains groupes de demandeurs de protection internationale pris dans leur ensemble (C.J.U.E., 29 février 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veilgheid, C-392/22, pt 59).
Ces défaillances doivent, par ailleurs, atteindre un seuil élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause :
« Ce seuil serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un État membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant » (C.J.U.E., 19 mars 2019, Jawo, C-163/17, pts 91-93, nous soulignons ; Ordonnance du 13 novembre 2019, C-540/17 et C-541/17, pt 39).
La Cour redit que le seuil pour invoquer les « défaillances systémiques »est un seuil élevé de gravité atteint lorsque plusieurs indices ressortent : l’indifférence de l’État dont le demandeur d’asile est entièrement dépendant, le demandeur se retrouve en conséquence dans une situation de « dénuement matériel » qui l’empêche de faire face à ses « besoins les plus élémentaires » (se nourrir, se laver, se loger), une situation contraire au respect de sa dignité humaine (pt 37).
- La seconde condition tient à l’existence d’un risque de traitement contraire à l’article 4 CDFUE
La seconde condition est satisfaite lorsque ces défaillances entraînent un risque, pour l’intéressé, d’être exposé à des traitements contraires à l’article 4 CDFUE (Staatssecretaris van Justitie en Veilgheid, pt 62).
Le risque d’être placé dans une situation de ne voir ses « besoins élémentaires » garantis alors que l’on est entièrement dépendant des autorités de l’État responsable, ce qui est le cas du demandeur d’asile privé des conditions matérielles d’accueil, « peut-être assimilé à un traitement inhumain ou dégradant » (pt 37).
La Cour insiste aussi sur le fait que l’examen des défaillances systémiques ne peut être établi qu’au terme d’une analyse concrète, fondée sur des éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés (pt 39).
2. L’annonce de la suspension des transferts par l’État responsable ne saurait suffire, à elle seule, à justifier l’existence de « défaillances systémiques » (le cas italien)
La Cour déduit de sa jurisprudence que l’existence de « défaillances systémiques » dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil, exposant le demandeur à un risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant, « ne saurait être présumée en raison du seul fait que l’État membre responsable a annoncé, de manière unilatérale et en méconnaissance des obligations qui lui incombent dans le cadre du système européen commun d’asile, la suspension de tous les transferts des demandeurs de protection internationale vers son territoire et, ainsi, des procédures de prise et de reprise en charge de ces demandeurs » (pt 40, nous soulignons).
Au regard des objectifs du règlement Dublin III, la Cour précise qu’un État membre qui est désigné comme responsable par les critères du règlement ne peut pas se décharger de ses obligations par une simple annonce unilatérale au risque de « mettre ainsi en péril le bon fonctionnement du système mis en place par ledit règlement » :
« En outre, considérer qu’il puisse être déduit d’une telle annonce unilatérale qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant, au point d’empêcher tous les transferts des demandeurs d’une protection internationale vers l’État membre responsable et d’entraîner un transfert de la responsabilité de cet État membre vers l’État membre du mouvement secondaire, serait susceptible d’encourager de tels mouvements en incitant les demandeurs à poursuivre leur route migratoire vers un autre État membre qui leur paraîtrait offrir des conditions plus favorables » (pt 42).
Au regard de ce qui précède, la Cour répond à la première question préjudicielle par la négative, dès lors que la suspension unilatérale italienne n’est pas de nature, à elle seule, à justifier le constat de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions matérielles d’accueil en Italie.
À l’instar de la position de départ de la juridiction de renvoi, on peut regretter que la Cour ne tienne nullement compte du motif de la suspension unilatérale italienne, à savoir « l’indisponibilité d’installations d’accueil », qui est une des conditions dudit texte, ni de la durée dans le temps de cette suspension toujours actuelle, ce qui pourrait s’apparenter à une défaillance qui perdure (1re condition) et qui a pour effet de laisser le demandeur d’asile dans un dénuement matériel extrême (2e condition).
Toutefois, la Cour met l’accent plutôt sur le rôle de la juridiction nationale à qui il incombe en tout état de cause de mener une évaluation très poussée non pas sur la base de la seule lettre circulaire italienne, mais à l’aune de tous les éléments pertinents.
3. L’examen des « défaillances systémiques » par le juge national doit se faire à la lumière de tous les éléments disponibles avec un volet prospectif
La Cour a répondu à la question centrale de la juridiction de renvoi que le fait pour un État membre de suspendre de manière unilatérale les prises en charge des demandeurs d’asile n’est pas de nature, à lui seul, à justifier un constat de défaillances systémiques dans les conditions matérielles et la procédure d’asile du pays responsable.
Toutefois, cette première réponse n’exempte pas la juridiction nationale d’une appréciation très complète et approfondie des défaillances. Au contraire, la Cour insiste sur le rôle du juge national :
« Par conséquent, même dans un tel cas de figure, il incombe à la juridiction saisie d’un recours contre une décision de transfert de procéder à l’appréciation de l’existence de telles défaillances systémiques et du risque de traitement inhumain ou dégradant au sens […] de l’article 4 de la Charte dans les conditions précisées par la jurisprudence rappelée aux points 35 à 39 du présent arrêt » (pt 44).
La Cour insiste de nouveau sur le « volet prospectif » qui revient à la juridiction nationale qui doit examiner cette notion à l’aune de tous les éléments à la cause et des éléments pertinents disponibles :
« À cet égard, compte tenu des interrogations de la juridiction de renvoi, il importe d’ajouter que, si cette appréciation, qui doit être fondée sur des éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés, comporte nécessairement un volet prospectif dans la mesure où il revient à la juridiction compétente d’examiner les risques encourus par l’individu concerné au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci [voir, en ce sens, arrêts du 19 mars 2019, Jawo, C‑163/17, EU:C:2019:218, point 88, ainsi que du 30 novembre 2023, Ministero dell’Interno e.a. (Brochure commune – Refoulement indirect), C‑228/21, C‑254/21, C‑297/21, C‑315/21 et C‑328/21, EU:C:2023:934, point 135], elle n’est ni impossible ni purement hypothétique » (pt 45, nous soulignons).
« En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la juridiction saisie d’un recours contre une décision de transfert peut, aux fins de ladite appréciation, prendre en compte tous les documents disponibles, tels que, le cas échéant, les rapports réguliers et concordants d’organisations non gouvernementales internationales faisant état des difficultés pratiques que pose l’application du système européen commun d’asile dans l’État membre concerné, des documents émis par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ainsi que des documents et des échanges d’informations intervenus dans le cadre de la mise en œuvre du système issu du règlement Dublin III (voir, par analogie, arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, points 90 et 91), de telle sorte qu’elle soit en mesure d’établir l’existence de telles défaillances systémiques et du risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte »(pt 46, nous soulignons).
Il faut souligner que le contrôle du juge national sur les transferts Dublin s’inscrit dans le cadre d’un recours effectif « en fait et en droit » (article 27, § 1er, dudit règlement). Le droit à un recours effectif est un des acquis des textes de seconde génération du régime d’asile européen commun (RAEC), dont le règlement Dublin III. Le considérant n° 19 dudit règlement précise même que : « Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré ». Le contrôle du juge doit alors porter sur la manière dont les États appliquent les critères de détermination, cœur du mécanisme Dublin, mais aussi sur les risques liés au transfert vers le pays responsable[1].
Les décisions prises sur le fondement dudit règlement sont soumises aux principes et obligations rappelés par la CEDH. Si la jurisprudence de la C.J.U.E. sur l’effectivité des recours est en devenir[2], les États sont tenus par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a dégagé des principes fondamentaux attachés à l’effectivité des recours au sens de l’article 13 CEDH combiné à l’article 3 CEDH[3].
Ce « volet prospectif » accordé par la C.J.U.E. au juge national dans son examen de l’existence de « défaillances systémiques » permet de faire un lien avec la méthode affirmée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’examen « rigoureux et attentif » des risques avant renvoi. Il consiste à évaluer une situation personnelle, puis la confronter à la situation des mêmes personnes dans le pays de renvoi, à la lecture des rapports généraux et documentations disponibles sur le pays de renvoi[4].
En outre, dès son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme avait relevé que l’État requérant ne pouvait « se contenter de présumer que le requérant recevrait un traitement conforme aux exigences de la convention » mais qu’il se devait « s’enquérir de la manière dont les autorités grecques appliquaient la législation en matière d’asile en pratique » au moment d’évaluer les risques du transfert vers ce pays[5].
Reste à observer le contrôle de légalité qui sera mené par la juridiction allemande de renvoi, en l’espèce, sur l’existence de « défaillances systémiques » en Italie à l’aune de tous les éléments à la cause, dont la circulaire de 2022, mais aussi de tous les éléments qui seraient disponibles.
En tout état de cause, même en l’absence de « défaillances systémiques », il reviendra au juge national d’écarter « tout risque de violation des articles 3 CEDH et 4 CDFUE » :
- La Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que même en l’absence de défaillances systémiques dans le pays de renvoi Dublin, un examen rigoureux doit mener à déterminer si un « risque sérieux » d’atteinte à l’article 3 CEDH peut être retenu en tenant compte de la situation personnelle du demandeur (sa vulnérabilité) à la lumière de la situation du régime d’asile du pays responsable[6].
- La C.J.U.E. statue dans le même sens dans l’arrêt CK c. Slovénie du 16 février 2017 : « L’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement n° 604/2013 ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article » (pt 98, 2).
Tant la Cour européenne des droits de l’homme que la C.J.U.E. insistent sur le fait que même en l’absence de défaillances systémiques dans le pays de renvoi Dublin, un examen rigoureux doit mener à déterminer si un « risque réel » d’atteinte aux articles 3 CEDH et 4 CDFUE et, en cas d’un tel risque, l’État membre requérant a l’obligation de mettre en œuvre la clause humanitaire[7].
Conclusion
Au détour de ce renvoi préjudiciel, la C.J.U.E. rappelle indirectement l’Italie à ses obligations en matière de transfert Dublin. La seule annonce de la suspension des transferts par l’État responsable (l’Italie en l’espèce) ne saurait suffire à justifier l’existence de « défaillances systémiques » ni lui permettre de se soustraire à ses obligations européennes.
Cet arrêt apporte davantage d’éclairage sur le contrôle de la notion de « défaillances systémiques » par le juge national qu’il ne donne de réponse concrète à la situation des transferts Dublin vers l’Italie, depuis la lettre circulaire de 2022 précitée. En effet, la C.J.U.E. ne se prononce pas sur la situation spécifique des demandeurs d’asile en Italie. Elle rappelle que le juge national dispose d’un contrôle étendu sur la notion, tout à la fois pour vérifier le seuil de gravité requis mais aussi, et surtout, il dispose d’un « volet prospectif » dans l’examen des risques induits. Pour rappel, le règlement Dublin III sera abrogé et remplacé par le règlement (UE) n° 2024/1351[8], d’application au 1er juillet 2026, qui comporte aussi une clause de suspension lorsque des « raisons de croire à des défaillances systémiques » peuvent être prouvées.
C. Pour aller plus loin
Lire l’arrêt : C.J.U.E., 19 décembre 2024, RL et QS c. Bundesrepublik Deutschland, C-185/24, EU:C:2024:1036.
Jurisprudence :
- Cour eur. D.H., 24 octobre 2023, A.M.A c. Pays-Bas, req. n° 23048/19.
- Cour eur. D.H. (GC), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.
- Cour eur. D.H. (GC), 4 novembre 2014, Tarakhel, req. n° 29217/12.
- C.J.U.E., 19 mars 2019, Jawo, C-163/17.
- C.J.U.E., 29 février 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid, C-392/22.
- C.J.U.E., 16 février 2017, CK c. Slovénie, C-578/16.
- C.J.U.E. (GC), 21 décembre 2011, N.S. c. RU, C-411/10 et C-493/10.
Doctrine :
- Ajabu Mastaki, G., « Une occasion manquée d’harmoniser les standards européens d’accueil et d’octroi d’asile », Cahiers de l’EDEM, janvier-février 2025.
- Maiani, F., « The reform of the Dublin system and the dystopia of “sharing people” », Maastricht Journal of European and Comparative Law, 2017, n° 24, pp. 622-645, https://doi.org/10.1177/1023263X17742815.
- Sarolea, S. (dir.) et E. Neraudau, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : Le Règlement Dublin, Étude FER, CeDIE (UCL), décembre 2014.
Pour citer cette note : E. Néraudau, « Le contrôle du juge national sur l’existence de “défaillances systémiques” dans le pays de transfert Dublin doit être approfondi et actualisé à la lumière de tous les éléments disponibles », Cahiers de l’EDEM, mai 2025.
[1] Le juge national « se trouve au cœur du processus de garantie et de protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile. Par son contrôle, il s’assure de la légalité de la décision de transfert Dublin et du respect des droits fondamentaux qui sont en jeu. Il participe donc concrètement à leur application effective et adéquate. Compte tenu des incidences relevées du transfert Dublin sur les droits fondamentaux des demandeurs, le juge national doit se trouver en possession des moyens suffisants pour un contrôle efficace de l’application du Règlement Dublin par les États membres. Ainsi, dans le respect d’une certaine marge de manœuvre aux États, les recours contre les transferts “Dublin” ne devraient plus échapper aux exigences du droit à un “recours effectif” devant une instance nationale » (F. Maiani et E. Néraudau, « L’arrêt M.S.S./Grèce et Belgique de la Cour EDH du 21 janvier 2011 : De la détermination de l’État responsable selon Dublin à la responsabilité des États membres en matière de protection des droits fondamentaux », R.D.E., 2011).
[2] Voy. notamment Conclusions de l’avocat général dans C.J.U.E., Samba Diouf ; C.J.U.E., HID, etc.
[3] Dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce précité, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle les principes généraux relatifs à l’effectivité des recours (article 13 combiné à l’article 3 CEDH) : un contrôle attentif, indépendant, rigoureux opéré ex nunc du contenu de tout grief défendable, la possibilité d’offrir un redressement approprié par l’instance de contrôle, un recours suspensif de plein droit de la mesure d’éloignement (Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, n° 33210/11. Voy. E. Néraudau, « La Cour européenne des droits de l’homme condamne l’examen mené par les instances d’asile en Belgique sous l’angle du recours effectif », R.D.E., n° 170, 2012).
[4] Par exemple, Cour eur. D.H., 24 octobre 2023, A.M.A c. Pays-Bas, req. n° 23048/19.
[5] Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, § 359.
[7] Cour eur. D.H. (GC), 5 février 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce ; C.J.U.E. (GC), 21 décembre 2011, N.S. c. RU, C-411/10 et C-493/10.
[8] Partie III, Chapitre I, article 16, du règlement (UE) 2024/1623 du Parlement européen et du Conseil du 14 mai 2024 relatif à la gestion de l’asile et de la migration, modifiant les règlements (UE) 2021/1147 et (UE) 2021/1060 et abrogeant le règlement (UE) n° 604/2013.