Regards croisés sur la géographie et la sociologie de nos interactions avec le milieu
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Le jeudi 20 mars 2025 s’est déroulé, à Louvain-La-Neuve, un séminaire durant lequel Julie Vallée (géographe et directrice de recherche au CNRS) et Brendan Coolsaet (sociologue, chercheur qualifié au Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS) et professeur à l’Université catholique de Louvain) ont présenté les résultats de leur recherche respective ouvrant une discussion sur les enjeux et défis spatiaux et sociologiques des inégalités face à l'organisation des milieux de vie.
Fany Panichelli, Laura Gimenez et Camille Guiheneuf, trois chargées de projets du service universitaire de promotion de la santé UCLouvain/IRSS-RESO, ont assisté à ce séminaire et vous proposent un retour sur les éléments qui les ont marquées.
Effets des lieux sur la santé : l’importance des pratiques et des représentations spatiales des individus
Ce retour est inspiré de l’intervention de Julie Vallée.
Lors de cette présentation, Julie Vallée a proposé une analyse de l’impact de la mobilité des individus sur l’accès aux ressources favorables à la santé tout en expliquant son effet sur la production d’inégalités sociales de santé.
Objectif de sa présentation ? Mettre en évidence les 4 pièges liés à la quantification et à l'interprétation des effets de lieu sur la santé auxquelles sont confrontées les études qui considèrent les quartiers de résidence comme des unités spatiales fixes, négligeant ainsi les variations dans les capacités des habitant.es à s'approprier et à interagir avec leurs lieux de vie.
Le piège d’une approche « uniforme »
L’approche « uniforme » est définie par Julie Vallée comme « l’adoption d’un référentiel spatial qui décompose l’espace selon des mailles socialement et spatialement indifférenciées »[1]. Autrement dit, un espace géographiquement défini, tel un quartier, serait un espace homogène dans lequel les besoins des usagers sont les mêmes partout. Cette approche invisibilise donc les effets de lieu qui résultent de la capacité socialement différenciée des habitant.es à s’approprier les ressources présentes dans leur quartier. Pour illustrer son propos, l’intervenante a utilisé un exemple portant sur le dépistage du cancer col de l’utérus : moins il y a de médecins dans un quartier, plus le nombre de dépistages tardifs augmentent pour les femmes qui se déplacent peu. La santé des habitantes les moins mobiles est davantage impactée par la disponibilité des services d’aide et de soins de proximitédémontrant ainsi que les ressources d’un quartier ne sont pas uniformes, mais plutôt socialement différenciées entre ses habitant.es
Le piège d’une approche « domo-centrée »
L’approche « domo-centrée » considère le quartier de résidence comme un point central dans l’analyse des pratiques sociales, en ce compris l’ensemble des activités quotidiennes des individus dans l’espace telles que :
La mobilité quotidienne (trajets domicile-travail, trajets pour les loisirs, trajets domicile -école) ;
L’usage des services urbains (transports, commerces, bibliothèques, infrastructures de santé).
Cette approche s’intéresse donc principalement à la manière dont le quartier de résidence façonne les habitudes de vie des habitant.es. Le piège lié à son utilisation serait de négliger l’influence des lieux quotidiens d’activités géographiquement situé en dehors d’un quartier de résidence. Les récents travaux de Julie Vallée ont démontré que l'absence de structures de soins de santé proches du domicile ne constitue pas un facteur déterminant dans le recours aux soins des personnes pour lesquelles les lieux d’activités dépassent les frontières de leur quartier de résidence. Ce constat renforce l’importance à accorder à la mobilité quotidienne des populations, au-delà de leur lieu de résidence, dans l’étude des défis des inégalités de santé liées à l'organisation du milieu.
Le piège d’une approche « mono-valente »
Cette approche considère qu’un quartier a le même impact sur la vie des individus qui y habitent. Pourtant, les récentes recherches menées par Julie Vallée ont révélé que les personnes qui fréquentent les mêmes endroits, ne bénéficiaient pas de la même façon des biens et services disponibles comme les supermarchés, les bibliothèques, les piscines, les hôpitaux ou encore les pharmacies. L’accessibilité peut être limitée par des déterminants socio-économiques, culturels ou linguistiques, même si ceux-ci sont physiquement proches de l’espace de vie d’un.e habitant.e. Par exemple, la flexibilité des horaires d’un emploi permettra à certain.es de se rendre dans des lieux ouverts la journée, tandis que pour d’autres, qui occupent des emplois sans flexibilité des horaires, l’accès sera limité, voire impossible. Dès lors, l’accessibilité n'est pas seulement une question de distance géographique, mais aussi de déterminants sociaux.
Le piège d’une approche « statique »
Les effets de lieu sur les individus ne sont pas statiques au cours du temps. Julie Vallée nous explique ici que les populations, qui fréquentent les mêmes lieux de vie, se modifient au cours de la journée, notamment en termes de composition sociale. Une approche se limitant à une temporalité ne pourrait pas prendre en considération les différentes utilisations des lieux de vie en fonction du moment de la semaine ou d’une journée. Par exemple, une distinction jour/nuit négligerait les divers rythmes de vie ou habitudes des individus (travailleur.euses de jour ou de nuit, étudiant.es, enfants …). En résumé, cette approche risque de réduire une réalité complexe en une vision simplifiée des quartiers ne permettant pas de mettre en lumière les inégalités sociales de santé existantes.
Découvrir la mobilité et la mixité sociale au travers d’un outil
À l'issue de sa présentation, Julie Vallée a introduit le Mobiliscope, un outil auquel elle a activement contribué. Il s’agit d’un outil de géovisualisation de l’attractivité quotidienne des territoires. Il permet d’explorer la répartition spatiale des populations et leur mixité sociale au cours de la journée (24H) dans un grand nombre de villes en France, au Canada et en Amérique latine.
Les effets des lieux sur la santé et la promotion de la santé : le point de vue du RESO :
En résumé, les travaux de Julie Vallée apportent des éclairages importants sur la manière dont les lieux influencent la santé et mettent en évidence les mécanismes spatiaux qui contribuent aux inégalités de santé. Identifier ces effets sur la santé est crucial pour concevoir des interventions de promotion de la santé efficaces au niveau local. Ces travaux offrent également des perspectives essentielles pour orienter les politiques publiques en matière de santé et d’environnement favorable à la santé.
L’approche environnementale et les inégalités sociales
Ce retour est inspiré de l’intervention de Brendan Coolsaet.
Les activités de recherche de cet intervenant se situent au carrefour entre la théorie critique de l’environnement, en particulier la justice environnementale, l’écologie politique et la préservation de la biodiversité. Sa présentation portait en majeure partie sur la justice environnementale, thématique que nous avons choisi de vous présenter.
Qu’est-ce que la justice environnementale ?
Le terme de « justice environnementale » est né aux États-Unis dans les années 80. Comme l’a conceptualisé le géographe David Harvey [2], ce concept désigne la répartition équitable des ressources naturelles et de leur gestion. Il s’agit aussi de considérer les inégalités sociales qui façonnent la manière dont les individus et les communautés sont affectés par les problèmes environnementaux. Il souligne que ce sont, le plus souvent, les populations les plus socio-économiquement défavorisées qui subissent de manière disproportionnée les effets négatifs de la crise environnementale (pollution des sols, montée des eaux, destruction des habitats …). Dès lors, pour David Harvey, la justice environnementale est étroitement liée à la justice sociale.
L’environnement comme production socio-politique
Dans son intervention, Brendan Coolsaet nous a invités à envisager l’environnement[3] comme le résultat d’une production socio-politique. Cela s’explique par plusieurs raisons :
Les territoires font l’objet de multiples rapports de pouvoir entre différents acteur.ices tels que celles et ceux qui l’habitent, qui s’y déplacent, qui le construisent ou encore qui le légifèrent ;
Les territoires ont différents usages en fonction de qui l’occupe, de comment il est occupé, et de comment il a été aménagé ;
Les territoires sont construits à partir de modèles culturels privilégiés par rapport à d’autres qui le sont moins.
Les territoires sont des lieux avec une histoire sociale, culturelle et politique, qu’il est important de connaître, d’intégrer et de respecter si l’on souhaite agir de manière plus juste.
Comment la justice sociale peut-elle soutenir la justice environnementale (et vice versa) ?
Brendan Coolseat souligne l’importance de mener une analyse socio-politique des territoires avant de mettre en œuvre des politiques environnementales qui pourraient renforcer certaines inégalités sociales. La diversité des usages d’un territoire peut parfois être négligée lors de l’étape de conception et d’aménagement de l’espace. De ce fait, des groupes sociaux peuvent être lésés par des politiques environnementales qui ne répondent ni à leurs besoins, ni à plus d’égalité sociale. La conception du projet Good Move à Bruxelles en est une illustration. Dans le cadre de ce projet, la mobilité a été pensée de manière régionale et donc de manière homogène. Cela a créé des tensions entre de nombreu.x.euses usager.ères, les autorités locales et régionales et les structures locales ; ce qui a par la suite donné lieu à un rejet du projet Good Move dans certains quartiers bruxellois.
En partant de ce constat, Brendan Coolsaet invite les décideurs politiques à privilégier la participation des occupant.es des territoires afin de trouver un équilibre entre une expertise extérieure et le partage des vécus et savoirs locaux. D’après lui, il est nécessaire de comprendre et d’analyser les dynamiques socio-politiques qui se jouent sur un territoire, d’autant plus dans un contexte de crise environnementale. Toujours selon Brendan Coolsaet, c’est dans les moments de tensions que se révèlent d’autant plus les intérêts politiques, économiques ou culturels divergents de chacune des parties prenantes. Il suggère donc de porter et d’amplifier la parole des personnes exposées à des risques environnementaux (îlots de chaleurs, pollution de l’air…) et/ou qui ont des difficultés pour accéder à des ressources (accès à des services de proximité, …) est primordial. La confrontation des expériences, des besoins et des envies des habitant.es et des acteurs locaux sur un même territoire, si elle est encadrée, peut permettre d’aller vers plus de justice environnementale et plus d’inclusivité.
La justice environnementale au prisme de la promotion de la santé : le regard du RESO
Au terme de sa présentation, l’intervenant a recommandé à toutes les personnes concernées de trouver des moyens de soutenir la participation[4] des personnes en situation de vulnérabilité face au changement climatique dans la conception des dispositifs d’aménagement de l’espace. Pour les groupes sociaux les plus vulnérables, l’enjeu est de visibiliser leur exposition inéquitable aux conséquences du dérèglement climatique et de mettre en avant leurs difficultés liées à l’accès à des ressources. Comme suggéré par Brendan Coolsaet, nous pouvons nous référer au concept de l’intersectionnalité[5] pour identifier des populations ayant plus de risques d’être en situation de vulnérabilité.
[1] Vallée, J. (2019). Les effets de lieu au quotidien. Thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne, Paris https://theses.hal.science/tel-03308808/
[2] David, H. (1996). Justice, nature and the geography of difference. Cambridge, Mass. : Blackwell Publishers. p. 455
[3]Pour plus de clarté, nous parlerons de territoire à la place du terme environnement dans la suite du texte pour désigner l’occupation et l’usage des espaces.
[4]Le RESO a publié une synthèse de connaissance sur les démarches participatives et une fiche théorique sur les démarches participatives qui ait l’objet d’une publication dans les « Onze fondamentaux en promotion de la santé : des synthèses théoriques » réalisé en 2021 avec la FNES et Promotion Santé Normandie.
[5] Le concept d’intersectionnalité sera développé prochainement dans une fiche théorique afin d’enrichir une production intitulée « Onze fondamentaux en promotion de la santé : des synthèses théoriques » (2021) consultables ici : https://www.uclouvain.be/fr/instituts-recherche/irss/reso/news/synthese-de-connaissances
De nos jours, l’intersectionnalité englobe plusieurs autres dimensions comme l’âge, le fait d’être ou non porteur.se d'un handicap… En ce sens, on peut considérer l’intersectionnalité comme une grille d’analyse qui permet de visibiliser les différentes formes d’oppression qui touchent les individus. Elle nous donne également la possibilité de penser les catégories sociales comme des objets dynamiques qui s’enchevêtrent et se co-produisent pour former des situations, des expériences de vies et des formes de discrimination spécifiques.